Rappel de l’évidence : toute la force, l’intérêt et la singularité d’une cinématographie se joue essentiellement dans le regard. Plus particulièrement, elle se joue dans la façon dont une société se représente, crée du lien, construit une communauté, fabrique, joue, intègre ou observe l’altérité ; elle se fonde, aussi, sur ses postulats figuratifs, c’est-à-dire, sur la manière qu’elle a d’intégrer le corps à l’écran, de travailler la notion de personnage, d’identité, de couple, de groupe.
La cinématographie américaine mérite que l’on s’attarde sur elle principalement puisque tout au long de son histoire elle n’a de cesse imposé, industriellement et donc massivement, un regard modèle et totalisant sur le monde.
Le regard d’Alexander Payne, réalisateur du jubilatoire Sideways (2004) et du dévastateur Monsieur Schmidt (2002), est un regard qui scrute le monde, qui part désespérément à sa recherche, qui accomplit des découvertes profondes et qui ne cesse d’inquiéter le réel par des fictions primitives, aristotéliciennes. Son regard n’est peut-être pas le plus définitivement unique que la cinématographique américaine ait produit, mais présente au moins l’intérêt, contrairement à celui d’un Wes Anderson de plus en plus atrophié, stylisant et marionnettiste, de ne pas élever la voix.
Si Payne prône la discrétion plutôt que la proclamation c’est parce que, d’une certaine manière, il s’emploie soigneusement à ne pas adopter une voix tyrannique, imposante et bavarde, castratrice et condescendante. Car à plusieurs titres, et même si cela mériterait un temps de réflexion ample et minutieux, le cinéma américain contemporain traverse un moment particulièrement critique, puisque les images nous montrent un réel de plus en plus déréalisé, aussi bien par le trop plein d’artifice que par l’excès de style. Implicitement, se confirme à travers Nebraska, le dernier film de Payne, la prise en charge d’une responsabilité pressante : si, ainsi que Daney s’attelait à le rappeler obsessionnellement, le cinéma pose de facto la question de l’altérité, alors il se doit de rendre compte des problèmes qui affectent l’individu ; raconter le monde à partir d’une exclusivité narcissique est une forme parmi tant d’autres de domination. Il n’est pas question de dire que Payne travaille substantiellement les formes de l’altérité, tâche réservée aux ethnologues, mais il n’est pas rocambolesque de dire qu’il accorde, chose rare, une place importante à ce qui se dresse et s’exprime sous ses yeux.
Ne pas hausser la voix équivaut à laisser parler les images d’elles mêmes, à céder la parole aux autres, à laisser que les choses surgissent à l’écran de façon simple ; le monde qui s’arbore sous le regard modeste et discret de Payne est peuplé par ceux qui dans le contexte de la férocité néolibérale ont étés le plus atteints par la féérie du rêve américain; cette population, vulnérable et faible, est celle des personnes âgées, celle d’une vieillesse qui a constitué son parcours vital à partir de la promesse d’un bonheur abstrait. Nebraska nous raconte l’histoire d’un leurre, d’un personnage leurré par une imposture, par un artifice dont il n’est absolument pas conscient. Woody Grant (incarné Bruce Dern) croit être devenu riche suite à la réception d’un « prix » ; incapable d’entreprendre tout seul le voyage pour aller récupérer sa récompense, il exige à son fils de l’accompagner jusqu’au Nebraska, là où se trouve sa fortune.
Payne écoute, observe et place sa caméra à une distance suffisamment pertinente et fine lui permettant de se solidariser avec un visage désemparé, déchu, exilé du monde. Il nuance son regard d’une infinie tendresse qui dans Nebraska s’exprime, de manière très claire, par un épuration visuelle, qui de façon très précise s’emploie à nous montrer une nouvelle facette de cette vieillesse que tant de cinéastes se sont consacrés à décrire sous le signe de la compassion, des normes de la tragédie ou du drame télévisuel (on pense à la malheureuse tentative de Michael Haneke). Tout sa passe comme si le regard de Payne s’étonnait et découvrait pour la première des fois, sur un mode épiphanique, la blancheur qui parcours les cheveux de la vieillesse ; comme si, de la finesse de son observation, naissait simultanément la découverte du territoire américain, peuplé d’une extraordinaire nuance de gris. En somme, l’honnêteté de Payne se manifeste dans cette volonté sans cesse réaffirmée de ne jamais appréhender l’espace et le corps comme un acquis, mais comme un potentiel sans fin, comme une voie d’accès à la connaissance.
Il est vrai que le réalisateur de Sideways construit ses récits et ses propositions esthétiques sur une économie qui relève de la métaphore facile ; l’exemple majeur, dans Nebraska, serait l’image réitérative de l’autoroute comme emblème de la filiation entre deux générations et de la conquête d’un espace qui invite au voyage initiatique. Outre ce défaut d’ordre purement et simplement narratif, Payne incarne malgré toute la sincérité d’un cinéma qui sait comment filmer les choses, qui ne s’interdit pas d’être maladroit, superflu ou vulgaire ; il représente également la sincérité d’un cinéma qui refuse la complexité ou la surcharge intellectuelle du récit et de la mise en scène mais qui, contrairement, proclame la maturité d’un regard qui sait se poser sur l’espace, sur le visage et, plus ambitieusement, sur l’imaginaire collectif. Nebraska serait donc, à ce titre, une sorte de réponse, de contre-attaque à toute une nappe imposante du cinéma américain contemporain qui se délie de plus en plus de l’individu au profit d’une perspective éminemment condescendante.
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