Les titres des films d’Ozu ont le pouvoir, par leur simple prononciation, d’arrêter le temps, de fixer le regard pour un instant.
Fleurs d’équinoxe, Fin d’automne… Autant d’évocations de saisons, récurrentes dans sa filmographie. Des sensations, aussi : Le Goût du saké, Le Goût du riz au thé vert. Des tableaux, encore : Herbes Flottantes, qui pourrait être un titre de nature morte.
Des natures mortes, il y en a beaucoup chez Ozu. Des plans sur un vase, du linge qui pend sur la corde, une lampe… Mais le cinéma n’est pas la peinture et le plan n’est pas un tableau, puisque pris dans le courant du film, il se dote d’une durée.
Le cinéma d’Ozu semble vouloir arrêter la course du temps qui s’enfuit. Faire un plan fixe, s’arrêter sur les petits riens, les instants fugaces, comme pour retenir quelque chose qui persiste à s’échapper. Pas étonnant, dès lors, que les relations entre différentes générations aient été au cœur de son œuvre : une vieille femme qui voit son enfant partir pour la grande ville et tenter de réussir (Le Fils unique), un père qui hésite sur le mariage de sa fille (Fleurs d’équinoxe). Inexorablement, les enfants grandissent, partent, les parents vieillissent, se souviennent de leurs amours passées, contemplent l’édifice de leur vie… Et le plan du vieux couple assis sur un banc dans Fleurs d’équinoxe contient plus d’émotion qu’un grand mélo. Ozu n’avait pas de goût pour les « grands sujets ». Il s’intéressait au quotidien, aux vies banales, sans événements significatifs. Ses intrigues sont donc fines comme des brindilles. C’est un cinéma qui va scruter ce qu’il y a de plus infime, ce qui ne pèse pas, ce sur quoi le regard ne s’arrête pas. Au contraire, Ozu nous contraint à arrêter notre regard.
« Bonjour », c’est un mot prononcé sans même y penser, léger comme une plume, un mot a priori sans importance, mais dont l’oubli suffit à chambouler la vie de tous les jours.
Dans son deuxième film en couleur, le cinéaste peint avec une drôlerie féroce la vie d’une banlieue de Tokyo, avec ses relations de voisinages faites de petites querelles et de mesquinerie. Sa caméra s’attarde sur les rues, les paliers de maison, cadres principaux d’un malentendu au sein d’une association de quartier dont la présidente est suspectée d’avoir utilisé les cotisations pour s’acheter une machine à laver. Cette intrigue s’imbrique avec celle de deux frères qui tentent d’échapper à leurs devoirs d’école pour aller chez les voisins regarder les matches de sumo à la télé. Vexés devant le refus de leurs parents de leur acheter un téléviseur, ils décident de faire la grève de la parole. Ne disant plus bonjour à leurs voisins, ils font croire à une rancune de leurs parents vis-à-vis de la présidente de l’association.
Aucune misanthropie dans le portrait du quartier par le cinéaste, juste une ironie féroce, mais sans méchanceté. Par contraste avec les adultes dont les conventions sociales régissent la moindre parole, les enfants naviguent dans un monde innocent, encore ignorants de ces convenances et de leur poids. Dénués d’inhibitions, les écoliers constituent un corps clownesque qui s’invite au sein d’un cadre très réglé. Et le cadre ici est aussi bien celui du quartier de banlieue régi par ses petites conventions, que le cadre cinématographique travaillé par les verticales et les horizontales. Le comique, visuel, est résolument potache. Même l’univers sonore où chaque parole est pensée et réfléchie se voit parasité par les pets que les enfants s’entraînent à faire et par les paroles en anglais apprises par cœur par le petit frère, surgissement de non sens. Bonjour a des affinités avec ce qui sera plus tard le cinéma de Jacques Tati, voire The Party de Blake Edwards, dans des versions plus extrêmes, où un corps étranger et ignorant des conventions vient dérégler, bousculer un monde très policé.
Le professeur d’anglais, personnage qui observe avec sympathie les fantaisies des enfants, vient établir un constat lucide : les mots comme « bonjour » sont ce qu’il appelle le « lubrifiant de la société », ils permettent de faire marcher le monde, mais ceux qui comptent vraiment, ceux qui viendraient vraiment bouleverser la rigueur géométrique de cet environnement, on n’ose pas les prononcer : ainsi il n’arrive pas à déclarer sa flamme à la jeune femme dont il est épris. C’est cela que montre, en négatif, le cinéma d’Ozu, si friand de paradoxes. À la manière plus tard de ce que fera plus tard Eric Rohmer, son œuvre réussit à faire cohabiter la plus grande légèreté avec la plus haute gravité, comme les deux faces d’une même pièce.
Bonjour, reprise en salles le 30 avril 2014
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