Le temps d’aimer et le temps de mourir, qui ressort en salles cette semaine est sans doute une œuvre à part et le film le plus personnel de son auteur. Né Hans Detlef Sierck en 1897 à Hambourg, le réalisateur a un fils de sa première épouse dont il divorce lorsque celle-ci répond à l’appel du Troisième Reich. Son ex-femme, fascinée par le nazisme, fait tourner le jeune homme dans des films de propagande avant qu’il ne disparaisse sur le front russe, quelques années plus tard. Avec Le temps d’aimer et le temps de mourir, Douglas Sirk imagine ce qu’auraient pu être les derniers jours de ce fils qu’il n’a pas connu, une magnifique histoire d’amour dans les ruines de la guerre. Ce qui frappe le plus avec ce film, en comparaison avec les autres métrages du réalisateur, c’est l’absence de concession faite à la représentation de la guerre et de ses conséquences. Le film débute sur le front russe où les soldats déterrent les cadavres de la neige à la faveur de la fonte du printemps et datent la mort des défunts en fonction de la présence ou non de morsures animales, signe que des loups auraient tenté de dévorer les corps. Plus tard, lors d’un bombardement aérien sur Berlin, Sirk filme sans complaisance une civile dont la robe a pris feu et montre une figure de nazi expliquant explicitement les supplices qu’il fait subir aux prisonniers de son camp. Le film se conclut de nouveau sur le front où les hommes ne sont plus qu’à l’état de zombies. La fin, extrêmement pessimiste, anéantit toute promesse d’espoir que laissait entrevoir la romance entre Ernst et Elizabeth. Le titre du film devient alors strictement programmatique : une histoire d’amour, comme une parenthèse de vingt jours contrariée par la guerre, que Sirk illustre comme à son habitude très symboliquement. Ainsi, lors d’une rencontre des amoureux, Elizabeth aperçoit un arbre bombardé, mais qui refleurit miraculeusement, preuve que tout espoir de beauté n’est pas totalement exclu. La romance est régulièrement menacée par les attaques aériennes pendant lesquelles Ernst et Elizabeth refusent la peur en opposant à la violence du dehors la force de leur amour. Douglas Sirk insuffle ainsi toute l’intensité du mélodrame dans le film de guerre. La beauté du film réside beaucoup dans la qualité du jeu des deux acteurs principaux, tous deux débutants (Sirk avait refusé Paul Newman pour le rôle d’Ernst) et qui insufflent la naïveté nécessaire au jeune couple.
Dans Tout ce que le ciel permet, qui bénéficie aussi d’une reprise en salles, l’histoire d’amour entre une veuve et un jeune jardinier (encore le couple Jane Wyman – Rock Hudson, déjà vu dans Le secret magnifique) permet à Sirk de dresser une critique sociale acerbe d’une Amérique rongée par ses préjugés. Le réalisateur ne justifie ni n’explique à aucun moment la relation entre Cary Scott et Ron Kirby, il ne cherche pas à convaincre le spectateur de leur rapport. Ce qui le motive, c’est d’observer les réactions de l’entourage et de la famille face à une situation jugée socialement inacceptable par tous. Les enfants sont ici les principaux censeurs de leur mère, ils refusent que celle-ci puisse avoir une liaison avec plus jeune qu’elle et de surcroît, avec un homme d’une classe sociale jugée inférieure. De la même façon, dans Le mirage de la vie, Annie Johnson, une femme noire dont la fille a la peau blanche, se voyait systématiquement humiliée par sa progéniture qui lui reprochait sa couleur de peau et qui se sentait rabaissée socialement. Ces relations mères/ filles conflictuelles, si elles sont l’un des principaux ressorts dramatiques des deux films, sont aussi l’occasion des deux scènes les plus bouleversantes du cinéma de Sirk : celle où Cary Scott se réconcilie avec sa fille qui comprend que le bonheur de sa mère passe avant tout et celle ou Annie demande à sa fille de la serrer une dernière fois dans ses bras, malgré la honte qu’elle lui procure, au point d’être obligée de se faire passer pour sa nounou.
Douglas Sirk magnifie sa mise en scène en ayant aussi ici recours à un symbolisme hyper signifiant.
Symbolisme des décors. Dans Tout ce que le ciel permet, l’intérieur de la maison de Cary Scott indique l’enfermement social et la difficulté de se soustraire à son environnement, tandis que le moulin en réfection de Ron Kirby signifie la possibilité d’une vie ensemble, un amour à construire pièce par pièce. Les fenêtres, dans le décor, ont aussi une fonction symbolique. Elles sont la frontalité, la limite entre un monde intérieur et clos, qui protègent et enferment, et que les personnages essaient de franchir. Les amis de Cary Scott se cachent derrière la fenêtre pour apercevoir l’amant de la veuve et jaser sur cette relation interdite. Plus tard, le dernier plan du film offre un espoir au spectateur de voir triompher l’amour de la veuve et du jardinier.
Symbolisme du reflet. Dans Tout ce que le ciel permet, le visage de Jane Wyman se heurte plusieurs fois aux surfaces réfléchissantes d’un miroir, d’un piano ou d’un écran de télévision, qui lui renvoient son incapacité à s’extirper des carcans sociaux pour vivre sa vie amoureuse. L’une des scènes les plus fameuses, et celle qui revient le plus spontanément à l’esprit de ceux qui ont vu le film, est celle où les enfants de Jane Wyman lui offrent une télévision pour Noël. Pendant que le vendeur lui promet « la tragédie, la comédie, la parade de la vie », le visage de la veuve se retrouve piégé dans l’écran, mélancolique, soumis au diktat de ses enfants. Douglas Sirk met en place un mécanisme de l’opposition très schématique dans chacun de ses films : vie/ mort, amour/ guerre, égoïsme/ générosité, dedans/ dehors, ville/ campagne, blanc/noir, richesse/ pauvreté, communautarisme/ individualisme.
Douglas Sirk magnifie ses mélodrames des extravagances du Technicolor et du Cinemascope. Il fait clinquer les artifices, ose les choix photographiques les plus excessifs, proches du roman-photo. La nature déploie ses couleurs les plus intenses, l’orange, le jaune, le bleu, le blanc. Rien dans la mise en scène de Sirk n’est neutre, tout est sublimé pour faire surgir l’émotion. Ce n’est que dans son dernier film hollywoodien, Le mirage de la vie qu’il se débarrasse de tous les oripeaux du mélodrame pour organiser l’enterrement symbolique du genre en une longue procession mortifère.
Le temps d’aimer et le temps de mourir
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Tout ce que le ciel permet
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