Ceux qui suivent la série Fringe connaissent bien la théorie du « déjà vu » selon Walter Bishop. D’après le professeur iconoclaste, ce phénomène est un aperçu fugace d’une réalité alternative, une ligne de temps parallèle que l’on n’a pas choisie mais dont on a une vision momentanée. Cette capacité peut-être stimulée par des procédés chimiques comme le Cortexiphan, une drogue administrée aux enfants qui sont plus sensibles à ces visions ou par la prise de LCD. Le docteur Bishop a été plus loin dans l’expérience scientifique en inventant une machine capable d’ouvrir des portes sur cet autre côté afin d’y voyager. Il s’agit alors de trouver le bon endroit pour franchir ces portes, le monde ayant des points faibles, des lieux « où les constantes de la nature, le poids d’un proton, la vitesse de la lumière ont commencé à se désintégrer, rendant plus mince la membrane entre ces deux réalités ». Le Triangle des Bermudes est l’un de ces lieux. Il existe une autre définition plus conventionnelle du « déjà-vu », que l’on n’est pas obligé de croire : la sensation d’avoir déjà vécu une situation présente, due à la confusion avec une situation quasi similaire du passé. On préférera la version de Fringe qui sert ni plus ni moins de départ à « Triangle » : un groupe d’amis part en croisière au bord d’un voilier qui est pris dans une tempête électrique en pleine mer. Naufragés, les survivants sont secourus par un paquebot étrangement désert sur lequel vont se dérouler de curieux phénomènes.
Si le film de Christopher Smith se joue ainsi des paradoxes temporels en organisant pas moins de trois boucles de temps où chacune des actions à l’intérieur de l’une d’entre elles à des conséquences sur la suivante, il ne faut cependant pas réduire « Triangle » à une œuvre de petit malin se reposant uniquement sur un scénario à tiroirs. La narration, qui obéit à une logique géométrique non pas triangulaire mais circulaire, est parfaitement maîtrisée et son twist n’intervient qu’au bout d’une demi-heure, on ne peut pas faire au réalisateur le procès du retournement de situation attrape couillon à la M Night Shyamalan. D’ailleurs, ledit twist est déjà éventé par quiconque a vu la bande-annonce ou l’affiche qui ne fait pas secret de la double nature de l’héroïne (un indice : il faut regarder le reflet dans la flaque !). Non, «Triangle » vaut mieux que ça. Il commence sur le registre de l’horreur psychologique, poursuit sa croisière sur le mode du fantastique, pour faire un détour par le survival flippant, brasse des influences multiples qui vont de Polanski (« Le couteau dans l’eau ») à Lynch (« Lost Highway » et sa construction en ruban de Moebius) en passant par Kubrick (le labyrinthe de « Shining ») mais en évitant l’effet de citation redondant. « Triangle » ne se veut pas plus intelligent que le spectateur et diffuse suffisamment d’indices pour ne pas le perdre, sans que le clin d’œil ne soit grossier. Le voilier sur lequel les personnages partent en croisière s’appelle donc « Triangle », faisant référence au Triangle des Bermudes et à ses phénomènes de disparitions inexpliquées, tandis que le cargo qui secoure les survivants, Eolius, se réfère directement à la mythologie grecque et à Eole, personnage condamné par les Dieux à pousser éternellement un rocher au sommet d’une falaise. L’indication est suffisamment explicite pour comprendre le calvaire de la jeune héroïne principale, qui revit sans cesse la même situation sans jamais pouvoir y échapper.
Christopher Smith déjoue systématiquement l’ennui né de la répétition en provoquant des effets de sidération chez le spectateur, le ramenant sans cesse à l’inéluctabilité de la situation (le cimetière de mouettes). Melissa George s’en sort très bien dans un rôle physique, toujours à la limite de l’hystérie mais sans tomber dans le piège du rôle de la pleurnicharde de service qu’on voudrait voir succomber au triste destin auquel elle est vouée. Le reste de la distribution n’est malheureusement pas à niveau, la faute à un casting plus faible et dénué de caractérisation. De toute façon, l’empathie du spectateur n’est dirigée que vers le personnage principal, les rôles secondaires étant disséminés très vite et ne font fonction que de figuration. Pas de longues scènes d’exposition visant à nous familiariser avec eux : le film ne s’en tient qu’à son sujet que Christopher Smith s’emploie à traiter en évitant les pièges caractéristiques du cinéma d’horreur classique. S’il tire judicieusement profit du décor du paquebot pour mettre en scène les habituelles séquences de tension dans les soubassements du navire (obscurité, effets de fumée, exiguïté des lieux), « Triangle » est surtout un film à ciel ouvert, à la photographie aérienne et lumineuse. Les symboles autour du double et de la réflexion (jeu de miroir, reflets dans l’eau) sont nombreux et il appartiendra au spectateur attentif de les déceler tous, une deuxième vision peux s’imposer pour goûter aux signes délivré par une mise en scène inventive et ludique. Le film ne tombe pas non plus dans le piège psychologisant de la résolution finale du trauma originel de son héroïne, ne nous dit rien sur la culpabilité de cette mère-célibataire et c’est tant mieux. Autant d’atouts qui n’ont pas suffi pour que « Triangle » soit distribué chez nous en salle, malgré son passage remarqué dans de nombreux festivals prestigieux. On ne peut que remercier CTV pour sa diffusion vidéo française, qui devrait lui permettre de trouver son public non pas parmi les adeptes de sensation fortes à bon marché mais plutôt chez les amateurs exigeants.
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