Que c’est beau de voir un petit groupe grandir et arriver à maturité ! Même si ce dernier terme parait complètement banalisé, surtout quand on parle d’Iceage, dont la fraîcheur et l’énergie de la jeunesse est une de ses plus belles qualités. Vous ne connaissez peut-être pas encore le quatuor de post-punk danois, dont l’année de naissance est datée à 2008, alors que la moyenne d’âge des membres n’était que de 17 ans, mais avec ce – déjà ! – troisième et magnifique opus, Plowing Into The Field Of Love, on est certains qu’ils parviendront à vos oreilles. Et si ce n’est pas le cas, on criera très fort à l’injustice. Car si les précédentes sorties des jeunes musiciens pouvaient rebuter une grande partie du public par la violence du son ou les cris rageurs de Elias Bender Rønnenfelt (dont on pouvait quand même déceler le grand potentiel), ce nouvel album pourrait bien les faire entrer dans leur univers. Néanmoins, il est important de le préciser, le groupe n’oublie pas le punk, il est même la base de leur musique et Plowing Into The Field Of Love est la suite logique de la transformation effectuée au cours de chaque oeuvre, des EP’s Iceage à To The Comrades en passant par les passionnants LP’s New Brigade et You’re Nothing. Le post-punk agressif et empreint de noise des débuts laissait peu à peu place à la cold wave chère à Joy Division. Aujourd’hui, la musique du quatuor conserve la violence des débuts mais l’applique à des titres plus longs, plus riches aussi en instruments (on y note l’apparition d’instruments à cordes, de trompettes, d’un piano,…), plus mélodieux mais toujours au bord du précipice. De ce fait, Iceage ressemble étrangement aux Bad Seeds du milieu des années 1980, et Elias Bender Rønnenfelt pourrait être le digne héritier d’un Nick Cave romantique, passionné mais aussi énervé et funèbre.
La passion et l’amour, voilà justement ce qui anime les quatre amis danois sur cet album dont le titre est révélateur. Ces sentiments exacerbés et intenses sont peut être ce qui les amènent à explorer de nouveaux territoires moins minimalistes mais plus denses, plus risqués aussi sauf qu’ici tout fonctionne à merveille. Le disque est un diamant noir, qui ravive les flammes d’un romantisme sombre propre à Edgar Allan Poe ou encore Charles Baudelaire. Eros et Thanatos sont les figures divines convoquées dans cette procession distordue. La jambe féminine sur la pochette de l’album est à première vue érotique car nue, avec pour seul apparat un talon au noir ébène sensuel, sauf que la blancheur de l’épiderme nous saute ensuite au visage et l’écriture ensanglantée du titre de l’album nous révèlent en fait qu’il pourrait peut être plus s’agir d’une partie du corps gisant d’une femme victime de la violence de l’amour. Toute la beauté de la musique de l’œuvre est contenue là, dans cette pochette insolite mais sublime.
Qu’un album où les instruments basiques de la musique rock traditionnelle (guitare – basse – batterie) s’élève au-dessus de la masse musicale de 2014, très haut dans le ciel, est quelque chose d’assez inespéré et miraculeux. On commençait à s’inquiéter de la santé du rock, du punk ou encore du Metal tant les meilleures sorties de l’année étaient surtout emplies de sonorités électroniques, synthétiques, où le terme de « beat » était préféré à « rythme » dans les critiques musicales (même si le premier terme est la traduction anglaise de l’autre). Finalement, il viendra rejoindre sur un piédestal Swans et Tombs (dont l’utilisation d’instruments traditionnels reste tout de même très loin du programme couplet – refrain – break), un peu au dessus des très réjouissants derniers opus de Cloud Nothings, The War On Drugs, Real Estate et Mac Demarco.
De la première à la dernière note, Plowing Into The Field Of Love nous transporte dans les aventures et mésaventures de l’amour avec une puissance romanesque fantastique. Le chant de Elias Bender Rønnenfelt parait parfois conté, comme s’il nous embarquait dans diverses histoires intimistes. Cependant, il montre tout son talent en métamorphosant son appareil vocal tout le long des douze titres, passant d’une complainte désespérée et déchirante à des cris de rage et de fureur à la violence frissonnante avec une aisance magistrale, digne des plus grands chanteurs du rock. On a vraiment du mal à croire que l’on se retrouve face à un jeunot de 22 ans tant sa voix parait avoir vécu toutes les choses de la vie. Et surtout, elle se fond parfaitement dans les différents styles convoqués ici. Il est poignant dans les chansons les plus chargées en romantisme, classe et majestueux lorsqu’il s’agit de se transformer en chanteur de country dans The Lord’s Favorite et revient facilement à ses démons punk dans les moments les plus bruitistes.
Cette faculté à naviguer entre les genres est justement impressionnante et est au coeur de ce nouvel album de Iceage. On est loin du punk/post-punk des débuts, et ces changements se font parfois au sein même des titres. Malgré cette prise de risque, les quatre Danois parviennent quand même à maintenir une homogénéité dans la qualité de chaque morceau. Aucun n’est à jeter, au contraire ils décèlent tous leur petit trésor qui hérisse les poils de l’auditeur à chaque écoute. On My Fingers, phénoménale intro de 5 minutes, nous prend aux tripes par ses renversements de rythmes constants. On part d’un ton martial, limite militaire, jusqu’à ce qu’un piano fasse son apparition et amène de la douceur pour transporter les musiciens vers des cimes de beauté torturée, avant de repartir de nouveau dans l’humeur initiale. Abundant Living est empreint d’une humeur festive qui nous transporte – notre esprit et notre corps – pendant 2 minutes dans la joie et la bonne humeur des soirées alcoolisées des bars des bas-fonds de Copenhague. C’est peut être le seul morceau de l’album avec The Lord’s Favorite et la très Sonic Youthienne Simony qui dénote de l’ambiance sombre générale. Cette dernière nous passionne d’ailleurs par son jeu de cache-cache entre les guitares électriques et les guitares acoustiques. Let It Vanish, tout en réutilisant le ton martial du morceau ouverture, aurait pu très bien être écrite par Joy Division trente-cinq ans plus tôt avec cette basse et cette batterie très marquées et omniprésentes. Enfin How Many et Cimmerian Shade ravivent les premières heures du groupe avec cette urgence punk et ce foisonnement bruyant des instruments. Même si, pour ne pas ressembler à de pâles copies de leurs prédécesseurs, ils n’oublient pas d’incorporer un piano ça-et-là pour nous émouvoir.
Néanmoins, à certains moments, le groupe s’élève encore plus haut et nous offre de véritables chefs d’oeuvre. The Lord’s Favorite, dont on a déjà beaucoup parlé, est un O.V.N.I. qui lorgne énormément du coté de la country. L’audace et la classe de ce morceau nous envoient six pieds sous terre. Glassy Eyed, Dormant And Veiled et Stay sont des sommets de romantisme exacerbé, alternant une ardeur douce, langoureuse et sensuelle dans les couplets pour laisser place à la fureur totale dans leurs refrains. De plus, ils ajoutent savamment des cuivres pour souligner l’humeur mélancolique qui les gouverne. C’est beau et dévastant. Dévastant c’est justement le mot qui pourrait être employé pour parler de la merveilleuse balade poétique et rêveuse qu’est Against The Moon. Titre le plus calme de Plowing Into The Field Of Love, il montre une facette qu’on ne connaissait pas du groupe danois. On repense forcément à l’immense Your Funeral… My Trial de Nick Cave & The Bad Seeds, dont le troisième opus de Iceage semble par moment tenir. Tout comme il tient aussi d’un autre opus de la légendaire bande australienne, Tender Prey. Forever, de loin la meilleure chanson de l’album, et une des meilleures de l’année 2014, disons le franchement, en est surement l’exemple le plus franc : superbe morceau schizophrénique (« I always had the sense that i was split in two » nous dit Elias Bender Rønnenfelt de sa voix suave en ouverture), jonglant entre faux calme plein de tension, montée lyrique coupée volontairement en plein milieu et explosion finale jouissive et cacophonique où la trompette s’associe aux complaintes meurtries du chanteur/crooner. Enfin, un chef d’oeuvre ne serait rien sans une conclusion en apothéose et le titre éponyme correspond parfaitement à cette adage. Plowing Into The Field Of Love est curieusement la chanson la plus conventionnelle dans sa structure de tout l’album mais elle n’en reste pas moins fascinante. Son riff de guitare introductif aux sonorités pop surprend mais obtient facilement l’adhésion de l’auditeur. Le titre est une sorte de power-ballad avec sa guitare acoustique dominante à laquelle va s’articuler toute la musique, jusqu’aux éclatements électriques des refrains. Mais Iceage est un groupe à part comme en témoigne cette fin torturée toute en torpeur et violence sonore qui dénote totalement du reste.
Plowing Into The Field Of Love fait partie d’une espèce en voie de disparition, ces grands albums « rock » et « punk » dont on peine à trouver des représentants aujourd’hui. Certes l’opus emprunte des voies tortueuses qui font qu’il se démarque tout de même des deux styles précités en fournissant une musique hybride, où viennent se croiser dans un mariage bigarré et alambiqué diverses influences. Mais le tout fonctionne de manière inconcevable grâce à la magie du talent des quatre jeunes hommes de Copenhague. Déjà se pose la question du futur du groupe qui n’en finit plus d’évoluer et de s’ouvrir à un public de plus en plus large. On peine à penser qu’ils deviendront des Rockstars sans âmes, s’engouffrant sans cesse dans la nullité, comme le sont aujourd’hui des artistes comme U2, Red Hot Chili Peppers ou Billy Corgan. On leur souhaite évidemment une carrière à la Nick Cave qui parvient toujours à nous surprendre. Mais cessons les hypothèses et profitons du trésor qui nous a été donné avec ce stupéfiant Plowing Into The Field Of Love.
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