Andy Stott a définitivement plongé dans les ténèbres. Depuis 2011 et la sortie conjointe de ses deux terrifiants EP’s Passed Me By et We Stay Together, la musique du producteur anglais s’est muée en une certaine idée des Enfers. Abstraction encore plus forte du Beat, perte des éléments traditionnels de la Minimal dont il était l’un des fers de lance dans les années 2000 et surtout, une ambiance de crasse, de machines infernales et de mort. Dans son chef d’oeuvre Luxury Problems sorti l’année suivante (2012), il avait leurré l’auditeur en lui faisant croire qu’il renouait avec une certaine idée de la musique Club en essaimant quelques rythmes dansants dans sa production. Mais c’était pour mieux le tromper, mieux l’appâter pour ensuite l’envelopper, l’asphyxier puis le noyer dans son univers en déliquescence. Andy Stott a toujours été un homme à part dans le monde de la Minimal depuis une décennie, mais le bond en avant effectué à partir de 2011 a transcendé sa musique pour l’élever à quelque chose de magique. De la magie noire bien sûr.
Deux ans après, le revoilà avec Faith in Strangers, de nouveau accompagné d’une pochette aussi troublante que la musique qu’elle renferme. Cette statue issue d’une civilisation lointaine, révolue, semble réanimer les vestiges d’un monde antique et décadent, comme une sorte de portail où se tiennent aux deux extrémités de celui-ci les vivants et les morts. La musique d’Andy Stott agirait comme ce portail en réveillant un univers mystique, primitif et païen. Elle nous transperce comme le « regard-photo » de la statue pointée vers nous. L’époque invoquée par l’artiste ne serait-elle pas même antérieure à l’homme comme le laisse l’entendre l’absence de vie sur la pochette de l’album ? Les mythes qu’il fait renaître serait ceux des Grands Anciens, de R’lyeh, citadelle du Cthulhu, des Montages Hallucinés ou de Dagon, que recensent les écrits du sombre Howard Philip Lovecraft dans son œuvre fantastique. Peut-être constitue-elle le véritable Appel du Cthulhu ?
Si le vertige musical offert par Faith In Strangers est moins violent qu’avec le sublime Luxury Problems, le mage de Manchester parvient néanmoins à ne pas tomber dans la redite et réussit même à nous faire vivre un nouveau voyage dans les entrailles des ténèbres. Moins chaotique et cauchemardesque son prédécesseur, ce nouveau cru préfère voyager dans des contrées plus calmes, lentes et apaisées (No Surrender et Damage mis à part). Cependant une autre sorte de malaise s’installe, les sens ne sont plus directement attaqués, mais la rythmique de plus en plus abstraite des compositions d’Andy Stott nous fait perdre totalement nos repères. Time Away, magnifique morceau d’ouverture illustre parfaitement cette idée, puisqu’il s’agit tout simplement d’un titre d’ambient, où assurance et peur s’entremêlent. Par moments, on a l’impression d’entendre les cors d’une cité sans nom soufflés au loin, nous accueillant peu à peu au sein de ce territoire désolé qu’est Faith In Strangers.
Ceux qui s’attendaient à vivre une odyssée où l’humanité serait absente vont être rapidement surpris. Dès le torturé Violence s’affirme la présence marquée et récurrente de chants féminins interprétée par l’inévitable Alison Skidmore, qui avait déjà sublimé Luxury Problems. Son chant paradoxal, entre chaleur sensuel et froideur fantomatique, fait à la fois office de narration que d’instrument véritable formant une étreinte charnelle enivrante avec les compositions de Stott. Aussi désaxées qu’elles, ses phases chantées apportent un véritable plus à la musique du Mancunien. Ce n’est plus simplement des boucles remixées, il s’agit d’un authentique duo entre le producteur et sa muse. Un duo quasi omniprésent, car prenant place dans cinq des neuf titres de l’album. D’abord mise très en avant dans Violence, On Oath et Science And Indusrty, elle se fait de plus en plus spectrale dans le titre éponyme avant de n’être plus qu’une apparition, un écho funèbre dans le dernier morceau, Missing. On pourra aussi remarquer que son phrasé est réutilisé de manière déstructurée par boucles dans How it Was. Sa présence est d’autant plus importante qu’on se rend compte que rétrospectivement, les titres où elle apparait – Time Away mis à part – sont les meilleurs. No Surrender et Damage, loin d’être inintéressants (surtout le premier) font office d’interludes instrumentales. NoSurrender décortique pendant cinq minutes son Beat initial, lui impose des déstructurations et restructurations, prouvant tout le pouvoir de magicien d’Andy Stott. Damage quant-à lui marque les premières grandes expérimentations dans la dubstep de son auteur, avec des percussions chaotiques rappelant parfois celles du Drukqs d’Aphex Twin, et un Beat puissant et lourd qui pourrait faire de cette chanson une œuvre à mettre en boucle dans tous les bons clubs électro.
Cependant Faith In Strangers réussit mieux quand il se laisse envahir par son atmosphère fantomatique que quand il essaie de retrouver l’ambiance de Luxury Problems. Cela nécessite que les compositions aient besoin de s’étirer pour déployer toute leur âme en perdition. On Oath et ses huit minutes constitue le morceau de bravoure de l’album, naviguant entre Ambient désespérée (l’écho sur la voix de Skidmore et les nappes synthétiques rappellent l’obscur Selected Ambient Works Volume II de Aphex Twin – encore lui!) et Minimal agonisante avec son Beat maladif apparaissant en plein milieu. Science And Industry pioche dans le meilleur de la trip hop futuriste et post apocalyptique de 100h Windows de Massive Attack, album bancal, mais lynché à tort par la critique à sa sortie tant il parait aujourd’hui avoir un caractère visionnaire. Skidmore se transforme l’espace d’une chanson en Sinead O’Connor et nous guide à travers le minimalisme d’une techno dénuée de vie, répétant inlassablement les mêmes gestes cinq minutes et trente secondes durant. Des gestes imparfaits, enrayés. How It Was, c’est l’apparition soudaine d’un Beat, d’une boucle qui parait éternelle au sein d’un titre d’Ambient et ravive pendant six minutes les souvenirs terrifiés des chefs d’œuvres Sleepless, Lost And Found ou Hatch The Plan issus de Luxury Problems. Enfin, Missing clôt l’album comme il avait commencé, en douceur avec une composition qui prime par son ambiance et son absence de rythme, assemblage de sons étranges rappelant la musique concrète des années 1970. La voix de Skidmore fait le lien dans ce doux chaos qui nous ramène peu à peu dans le monde des vivants.
Mais Faith In Strangers, c’est surtout les stupeurs et tremblements de Violence et la techno aérienne du magistral titre éponyme. Deux chefs d’œuvres qui s’inscrivent dans le meilleur de la discographie d’Andy Stott et perpétuent sa mainmise sur la scène Minimal et Techno. Deux chansons qui auraient d’ailleurs un véritable potentiel radiophonique, si les radios s’évertuaient à passer de la bonne musique. Violence c’est littéralement la voix de Skidmore et le talent électronique de Stott qui font l’amour, en passant par des préliminaires sensuels, mais pleins de tensions avant que le Beat n’apparaisse et fasse monter l’ardeur d’un cran jusqu’à l’explosion orgasmique de plus en plus puissante dans les « refrains ». Les deux artistes figent cet instant intense et chamanique pendant l’éternité des six minutes et trente secondes qu’il dure. Faith In Strangers, d’une longueur similaire, met de coté la « dub techno » pour embrasser littéralement – et avec passion – les ruines d’une électro des temps anciens (les années 1990, c’est déjà loin), aux confins de la folie hallucinogène des rave-parties. Tout cela à la sauce Andy Stott, bien entendu. Les percussions désuètes, les flots de nappes synthétiques, la voix spectrale de Skidmore, forment un dialecte musical anachronique – ou plutôt uchronique – d’une temporalité troublée, car invoquant l’universalité. Fath In Strangers est une langue morte qu’il ne faudrait pas apprendre, seulement ressentir, sonnant ancien, mais ayant une forte résonance aujourd’hui.
Andy Stott se place parmi les plus grands de la scène électronique actuelle, tous genres confondus. Parlant à la fois son propre langage et celui de la musique électronique en général, il amène sa musique vers d’autres cimes. Plus éthéré, atmosphérique et finalement cosmique que son infernal et machinique prédécesseur, Faith In Strangers est une évolution logique et parfaitement maîtrisée de son auteur. Même si parfois il ne réussit pas aussi bien à atteindre son objectif qu’il l’avait fait en nous plongeant dans un chaos sensoriel avec Luxury Problems, un cran au-dessus, Andy Stott livre une œuvre puissante qui gagne à être réécoutée plusieurs fois pour en révéler toute l’ampleur. Un des derniers joyaux de 2014.
Andy Stott – Faith in strangers (Modern Love)
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