Jason Reitman a dû se rêver en Robert Altman pour réaliser Men, Women and children. Son dernier opus prend la forme du film choral et vise, en suivant la trajectoire d’une poignée de lycéens américains et de leurs parents, à nous expliquer l’effet néfaste des nouvelles technologies sur nos vies. Seulement Reitman n’a ni le talent, ni le mordant du réalisateur de Nashville. Autant ses premiers films (Juno, In the Air, etc.) pouvaient ne susciter qu’une indifférence polie, autant les deux réalisations suivantes, Young Adult et Last Days of Summer, avançaient un discours très problématique, teinté d’une profonde misogynie, qui prêtent à revoir avec un autre œil, le premier temps de sa carrière cinématographique.
S’il faut s’attarder sur l’idéologie embarrassante de Men, Women and children, il faut aussi dire qu’elle ne se départit jamais d’un grand vide formel. Reitman est au fond un réactionnaire cool. Pas de surprise, l’emballage est ici le même que pour Juno, celui de la petite production teen colorée de morceaux pop-folk (une pensée pour le pauvre Bob Dylan convoqué ici pour la bande-son), qui révèle mieux son discours conservateur sur les évolutions technologiques et leur prétendu impact sur les relations sentimentales et sexuelles, le tout amené de façon « sympa ». La musique est là pour faire tapisserie. Sous ces dehors avenants, le réalisateur peut mieux distiller sa sournoise leçon de morale.
Men, Women and children a la forme d’une démonstration. La thèse : les nouvelles technologies ont un impact néfaste sur nos vies. Chaque personnage est dès lors convoqué pour venir illustrer le propos. Le film ressemble à un catalogue de clichés sur le contemporain. Rien n’y manque : des époux adultères qui s’en vont chercher des relations extra-conjugales sur les sites de rencontre en ligne, à l’ado qui passe des heures à flâner sur des forums ou jouer aux jeux vidéos, en passant par la mère paranoïaque (pauvre Jennifer Gardner dans un rôle déconcertant d’outrances) qui trace les moindres mouvements de sa fille via son téléphone, ou encore par le gamin dont les heures de visionnage de porno ont façonné le désir sexuel. L’absence de caractère et la fadeur de chacun font que jamais le scénario n’arrive à faire d’un personnage un peu plus que le cliché qu’il incarne. Le film se regarde comme se tourneraient les pages d’une enquête racoleuse telles qu’elles fleurissent dans les hebdos. À ce compte-là, Her de Spike Jonze, avec tous ses ratés, avait au moins l’exigence minimale d’offrir un authentique personnage et s’abstenait de nous fourguer sa petite morale de comptoir.
Le regard que Reitman jette sur sa petite galerie d’individus réunis comme des animaux dans un vivarium feint d’être empathique, empruntant une tonalité doucereuse, le tout enrobé dans un écrin mielleux. Le cinéaste semble donner un coup de coude au spectateur pour dire : « Regardons ensemble comme ces gens sont malheureux, comme leurs comportements sont déplorables, mais comme au fond ils sont bien braves tout de même ». Cette forme de mépris singeant la compassion est au fond le summum de la malhonnêteté. À la rigueur, In the Air et Young Adult avaient pour eux de ne pas avancer masqués quant à leur profonde misanthropie.
Après tout, les différentes histoires présentées ici ne sont pas plus ou moins légitimes à raconter que d’autres. Seulement le geste qui gouverne l’ensemble embarrasse : il s’agit de mettre d’abord le doigt sur une tare du contemporain, et d’ensuite essayer d’y faire correspondre un personnage. La mise en scène n’arrange rien, tant jamais le film n’est autre chose que son scénario, au point même que la voix-off qui l’accompagne vient décrire ce qui se passe à l’écran. Entre son et image, pas de rapport fertile, donc, mais seulement tautologique. Là où cela vire à l’abjection, c’est dans la séquence où l’une des ados, Allison, consent à perdre sa virginité. Reitman met le tout en scène comme une vraie séquence d’horreur : il filme la poignée de la porte de la chambre où se déroule l’action et effectue un travelling arrière, comme si la jeune fille était tombée dans un piège et se faisait trucider en hors-champ, derrière la porte. Ce regard puritain accompagné d’une singulière misogynie est confirmé plus tard dans le film : Allison fait une fausse couche. Elle est ainsi punie pour sa faute.
Un mot encore sur le sort déplorable réservé au personnage de Rosemarie DeWitt, qui s’en va chercher un amant sur le web, lassée d’être délaissée par son époux (Adam Sandler). Jamais le film ne consent à lui accorder un semblant de dignité, elle est mal fagotée, toute fébrile et gonflée de culpabilité. De l’autre côté, Sandler n’est pas arrangé. Faisant appel à un service d’escort-girls, il est dépeint comme un benêt tout embarrassé de lui-même. Qu’on se rassure, la morale sera sauve, chacun retrouvera son petit foyer et les fautes de l’un annulent celles de l’autre. « Ne t’en fais pas, chérie, tu m’as trompé mais je t’ai trompée aussi, donc tout va bien », tel sera en substance le discours tenu par le personnage de Sandler. Ouf ! Tout le monde va pouvoir continuer d’être malheureux comme avant, quel soulagement ! puisque l’équivalence des fautes efface tout.
Incapable d’avancer ne serait-ce qu’une idée de cinéma, Men, Women and children possède toutes les caractéristiques formelles d’un cinéma aseptisé, incolore, inodore et sans caractère. Les films de Jason Reitman sont à l’image des zones duty free d’In the air, ou des centres commerciaux où évoluent le week-end les héros de ce nouvel opus. Son horizon formel ne va pas plus loin, c’est le cinéma américain dans sa forme la moins passionnante : voir un film de Reitman ou de ses collègues, c’est comme aller boire un café au Starbucks : pas de surprise, le goût sera toujours le même d’une fois sur l’autre. Pour le cinéphile, c’est déjà scandaleux. C’est pire encore quand de tels objets sont porteurs d’une vision du monde aussi nauséabonde. Reitman s’est sans doute imaginé qu’avec Men, Women and Children, il fournissait un document choc pour les historiens du futur qui voudront savoir comment on vivait au début du XXIe siècle. Ils verront surtout qu’il s’y réalisaient de très mauvais films.
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