Par où commencer pour tenter d’aborder une œuvre si foisonnante que celle de Werner Herzog ? Œuvre qui n’a cessé les allers et retours entre fiction et documentaire, entre courts, moyens et longs métrages… Pourquoi pas en picorant ici et là, sans nécessairement suivre l’ordre chronologique de la filmographie et en accordant priorité aux films inconnus, oubliés, quitte à revenir, plus tard, sur ceux d’ores et déjà intronisés au panthéon de l’histoire du cinéma ? L’actualité du cinéaste prête bien à cette approche : la sortie d’un coffret DVD et l’édition collector d’Aguirre, la colère de Dieu, celle également d’Into the Abyss couplé à Happy People, ainsi que de l’inédit en salles My son, My son, what have ye done… A cela s’ajoute l’exploitation dans plusieurs salles en France d’un programme de deux films documentaires, Les Ascensions de Werner Herzog, comprenant La Soufrière et Gasherbrum, sans oublier des rétrospectives à Strasbourg et à Paris.
Si le nom de Werner Herzog n’est inconnu de personne, peu nombreux sont finalement ceux qui connaissent son œuvre dans toute sa diversité. Et pour cause, nombre de films ne furent pas exploités, d’autres restent en France indisponibles en vidéo. Dans l’Hexagone, Herzog a pour ainsi dire « disparu » entre Fitzcarraldo et Ennemis intimes. Ça n’était pas faute d’avoir fait des films. Mais la critique s’est désintéressée de lui. Ses tournages dantesques et son obsession pour la force et l’exploit avaient fini par le rendre suspect. Un temps heureusement révolu.
Ennemis intimes eut le mérite de poser un regard apaisé sur l’époque des tournages apocalyptiques avec Klaus Kinski. Puis les sorties de sont enchaînées, de Grizzly Man à La Grotte des rêves perdus, en passant par Bad Lieutenant. Après que son travail ait été ignoré pendant plus de vingt ans, Herzog est célébré quasi-unanimement. Une leçon à retenir : prendre garde aux modes et aux gloires d’un jour, ne pas oublier que parfois très loin des radars de la critique, les cinéastes poursuivent leur travail. Ouvrons donc cette série d’article avec The White Diamond (2003), magnifique documentaire injustement trop peu connu.
Par le biais documentaire, donc ou celui de la fiction, Herzog s’intéresse systématiquement à des individus soit excessifs, soit en marge, toujours en quête d’exploits, frôlant la folie, pour des aventures tantôt comiques, tantôt tragiques. Le terme de folie est à prendre sans connotation péjorative tant c’est elle qui mène parfois les individus à accomplir leurs projets en dépit de ce que dicte le bon sens.
Le héros de l’histoire, cette fois, se nomme Graham Dorrington. Cet ingénieur en aéronautique travaille sur des projets de dirigeables et veut survoler la forêt de Guyane avec son nouvel engin, le fameux « diamant blanc », à proximité des spectaculaires chutes Kaieteur.
Cela commence par une histoire de tragédies. Partant de l’antique rêve d’Icare, Herzog fait dans un premier temps le récit des débuts de l’aviation en montant des films d’archives. Les échecs se succèdent, jusqu’à la catastrophe du zeppelin Hindenburg le 6 mai 1937, images à l’appui. Une brutale rupture a lieu et nous faisons la rencontre de Dorrington qui nous introduit dans ses laboratoires, près de Londres. La visite guidée est assurée par cet homme enthousiaste qui s’adresse directement à la caméra et fait le tour du propriétaire, expliquant comment le matériel est soumis à des tests de sécurité. La forme rappelle celle du documentaire télévisuel. Très vite, cependant, un décalage intervient. Une fois que Dorrrington a fini son exposé, Herzog continue de filmer. Une durée s’installe, durée qui vient « en trop », et Dorrington, comme vidé, semble ne plus savoir comment se comporter face à la caméra. Fin des explications techniques et place aux paroles non préméditées. Herzog l’interroge alors sur sa main gauche à laquelle il manque deux doigts et lui fait révéler l’accident qu’il a eu enfant. En l’espace de quelques secondes, le cinéaste a élargi le champ du film. C’est dans ce temps filmé en trop où se dévoile la fébrilité des êtres, dans cette fêlure propice au dévoilement impudique, que le film prend toute sa valeur. Le sujet est passé en un instant du dirigeable à l’homme qui rêve de le faire voler. La perte des deux doigts était le petit accident qui fait le lien avec un accident autrement plus grave et pour lequel Dorrington se sent toujours responsable : la mort de son ami Dieter Plage, cameraman. Dieter Plage sera d’abord évoqué par les louanges que lui adresse l’ingénieur. C’est seulement au fur et à mesure que le spectateur peut remonter le fil et comprendre la part de responsabilité de Dorrington dans l’accident. Il devient clair que de la réussite de son nouveau projet, dépend pour beaucoup la libération du poids qui lui pèse depuis.
La démarche du cinéaste ne se limite pas à la captation documentaire d’un projet complexe. Le dirigeable n’est certes pas tout à fait qu’un prétexte, mais Herzog ne s’y intéresse que dans la mesure où il y a une aventure humaine à raconter. Que se soit par le documentaire ou la fiction, toujours, Herzog regarde les hommes au fond des yeux. En narrateur invasif, il s’invite sur le projet de Dorrington, se fait lui-même personnage à part entière, et lui façonne un cadre narratif. C’est la force du cinéma que de pouvoir transfigurer la réalité, ré-ageancer les faits afin de les mettre en rapport et de leur donner du sens. Aussi, face à l’histoire de l’ingénieur, le spectateur est suspendu comme face à un récit de fiction tant le cinéaste a pris la peine de bien poser les enjeux. L’envol du dirigeable se charge de lourdes significations.
Dans Burden of Dreams, le documentaire de Les Blank consacré au tournage de Fitzcarraldo en train de virer à la catastrophe, Herzog est interrogé : alors que tout part à vau-l’eau, pourquoi ne pas laisser tomber ? « Si j’abandonnais, je serai un homme sans rêve. Et je ne veux pas vivre ainsi. Ma vie continue avec la réussite de ce projet ou elle se termine avec son échec », affirme-t-il.
Avec The White Diamond, Herzog a bien reconnu un de ses semblables : un individu dont le renoncement à son rêve priverait la vie d’horizon et de sens. Le dirigeable n’intéresse Herzog que dans la mesure où en lui se concentrent toutes les aspirations du véritable sujet du film, à savoir Dorrington lui-même. D’où le supsense et d’où l’émotion quand l’engin prend son envol, concrétisation du rêve de gosse et conjuration du deuil de l’ami.
La simple capture des faits n’intéresse pas le cinéaste et c’est pour cela que son film se voit amplifié par la présence de récits annexes augmentant plus encore la valeur poétique de l’ensemble. Une large place est d’ailleurs réservée à Marc Anthony Yhap, un Guyanais assistant sur le chantier, chercheur de diamants dans les mines le reste du temps. Yhap lui-même trouve la métaphore du diamant blanc pour désigner le dirigeable. C’est lui, aussi, qui nous introduit à la beauté du paysage environnant. C’est un personnage à part entière, d’où le temps du film consacré à son histoire et à son environnement. Poète toujours présent en marge du récit principal, il est celui qui par l’acuité visuelle peut déceler ce qui ne se révèle pas immédiatement à l’œil et orienter le regard des autres. Enfin, c’est lui qui incitera Herzog à capturer l’image des chutes Kaieteur à travers une goutte d’eau.
Un épisode du film permet justement d’aborder un autre point crucial dans l’œuvre d’Herzog, lorsqu’un des hommes de l’équipe entreprend une descente en rappel le long des chutes Kaieteur. Il peut alors adopter un point de vue autrement inaccessible sur la grotte derrière les chutes. L’équipe décide de faire descendre une caméra afin que l’alpiniste puisse filmer cette grotte, mais le choix a été fait de ne pas montrer à l’écran les images capturées. Cela, pour respecter le caractère secret de la vision de l’homme qui a filmé. Cet acte de révéler l’existence d’un matériau filmique, mais de dire au spectateur qu’il ne sera pas dévoilé, est souvent présent chez le cinéaste. Il ne s’impose pas de tout montrer. Au prix de cette frustration, peut se maintenir la part de mystère contenue dans le hors-champ. C’est plus généralement la manifestation d’une morale précise à l’œuvre dans la réalisation du film.
Il ne faut pas oublier, du reste, qu’une profonde noirceur est à l’œuvre dans tous les films d’Herzog, y compris dans ce White Diamond au demeurant lumineux. La recherche de l’exploit n’est jamais très loin de la pulsion de mort, de l’accomplissement des rêves les plus fous du risque de destruction. Les risques d’échec sont de cinquante pour cent dans le projet du dirigeable, Dorrington le rappelle. A l’image de la grotte dont il ne veut pas nous montrer les images, chacun des films d’Herzog, même les plus optimistes, recèlent leur part de ténèbres où les individus les plus positifs menacent d’être engloutis. De nombreux doubles négatifs de Dorrington habitent cette filmographie qu’il importe de voir dans sa globalité tant les jeux de miroir y sont nombreux.
Note:
Rétrospectives Werner Herzog au Grand Action (Paris) jusqu’au 20 janvier 2015 et à l’Université de Strasbourg jusqu’au 13 janvier 2015