« New York, 1981 », le premier et seul carton du film de J.C. Chandor, une inscription comme tant d’autres ont pu le faire récemment, dans une décennie à la nostalgie contagieuse, amenant souvent des films aux étoilement de motifs et d’iconographie pop. La décennie des premiers films officiellement nommés blockbusters et du disco a pourtant un contre-champ, s’il fut filmé à l ‘époque par Sydney Lumet ou Oliver Stone, il semble absent du revival 80’s actuel, qui s’attarde plutôt sur la face lumineuse et chantante de l’époque.
« New York 1981 », et pourtant les images sont hivernales, jaunâtres, Oscar Isaac court dans le froid, le long de quais et docks qui semblent déserts. A Most Violent Year raconte l’histoire d’un homme travaillant dans le pétrole, voulant gagner encore plus d’argent qu’il n’en a déjà. Mais il y a quelque chose qui cloche, l’homme en question, immigré Mexicain, n’est pas un hors-la-loi.
Un des intérêts indéniables du film vient dans la manière qu’il a de nous présenter les années 1980. Entre Dolan ou Abrams, le cinéma contemporain revisitant l’époque le fait sous le joug des couleurs, de la musique et de la mélancolie pour un merveilleux synonyme de surenchère. Derrière cette surenchère, ce trop-plein de sons et lumières, il y a nécessairement de l’argent, et le monde des chiffres et transactions est celui dépeint par le film de Chandor. Le film devient alors une sorte de contre-champ glacial et emphatique à légèreté artificielle qui peut parfois être le synonyme des films « fêtes-costumés ». Contre-Champ géographique également, car Manhattan, le New York qui vit et bouge, qui profite du luxe amené par les sommes mirobolantes dont il est question dans le film, est de l’autre côté du fleuve. La skyline est filmée comme un horizon immobile, une muraille impassible toujours au loin, derrière l’action.
Le film pose une colle au critique qui s’y attaque. Tout en étant parfaitement carré et cohérent dans son individualité propre, il laisse très volontairement apparaître des motifs citationnels, références au grand cinéma américain qui par le passé, a traité les mêmes thèmes que lui, à savoir l’argent, le pouvoir, l’intégrité, et autres tarte à la crème d’une galaxie allant du film mafieux au film de police (plutôt que « film policier »).
Le Al Pacino du Parrain (entre autres Al Pacino divers) semble hanter le personnage d’Abel, premièrement par une étonnante ressemblance physique, et par quelques plans qui ne laissent pas de doute quant à la conscience de cette parenté. Al Pacino dans Le Parrain était un truand, responsable et torturé comme l’est Abel, mais criminel et assassin, comme ce dernier ne l’est pas. De même que Jessica Chastain évoque des figures du gangstérisme chic, notamment la Sharon Stone de Casino. Le couple n’est pas un couple mafieux, malgré l’omniprésence des codes visuels de la criminalité au cinéma dans le film. Passionnant défi pour le regard du spectateur que de réussir à admettre que l’illégalité n’est pas là où elle clignote le plus ardemment. Du long manteau beige impérial d’Abel, aux lunettes de soleil de Kathy, en passant par les nombreuses mallettes de « cash » aux voitures de luxe, le filme expose froidement et calmement les accessoires qui ont fait la gloire de films comme Scarface ou Les Affranchis sans les accompagner de la violente débauche de sons et lumières que ces films ont pu générer.
Il ne s’agit pas pourtant ici de faire du film un projet théorique face à ses prédécesseurs et à la tradition dans laquelle il s’inscrit. On a pu lire chez ses détracteurs que A Most Violent Year était un film de « bon élève », ayant bien appris la leçon de Lumet et Coppola. Le regard qui désire ne faire du film qu’un froid exercice de style autour de ce qui vient avant lui se trompe. Chandor n’est pas James Gray et le film raconte son sujet et ses personnage plus qu’il ne raconte son rapport aux matrices. Une poursuite évoque très directement French Connection ou To live and die in L.A., comme une séquence dans un restaurant fait directement appel au Parrain, mais étendre ces motifs à l’ensemble du projet est une erreur, c’est ne pas voir que si l’histoire du cinéma américain est présente dans A Most Violent Year, c’est pour renforcer la surprise de la non coïncidence entre ce qu’elle évoque et ce qu’est le film de Chandor.
La tentation Shakespearienne était proche mais le film s’en détourne, la structure narrative faite de montée en puissance, puis installation, puis mensonge, puis chute, puis crime est également laissée de côté. A Most Violent Year serait alors presque une petit forme, un film quasi intérieur au formalisme très prononcé voire radical. Lassitude également de ces reproches faits à la froideur de la mise en scène et à l’aspect géométrique de certains cadrages, y voyant encore une fois une demande de validation auprès de l’histoire du cinéma, ce que cette mise en scène n’est pas.
Les très lents travellings, les plans fixes composés et champs/ contre-champs massifs épousent la rigueur morale du personnage, à aucun moment glorifié ou héroïsé, il tente de s’en sortir, faisant confiance au rêve américain et refoulant constamment son passé d’immigré.
Voici un premier usage des références mentionnées précédemment, elles deviennent pour Abel Morales, un manteau à revêtir pour lui même s’inscrire dans une histoire qui n’est initialement pas la sienne. Le film devient alors plus intérieur qu’il n’y paraît, le noir envahit les plans jusqu’à des degrés proche de la bourde photographique, du mauvais étalonnage. On ne voit plus les corps, mais on continue d’entendre parler d’importantes sommes d’argent, sans jamais en voir l’apport dans la vie des personnages.
C’est là l’un des aspects les plus fascinants du film, qui le sort du projet à la James Gray et vient ajouter des thèmes atypiques à ce qui apparaît à certains comme un exercice de style rigide. L’argent et les intérêts d’Abel Morales sont les seuls sujets de conversations des personnages, et seuls objets moteurs de l’action. Il s’agit d’acheter un terminal de stockage pétrolier, et de réunir l’argent nécessaire au prêt malgré les attaques de flanc de malfaiteurs anonymes. Il faut réunir l’argent pour en gagner encore plus. À aucun moment le film n’offre à voir un monde promis par l’argent, la maison achetées par le couple sera le lieu d’un anniversaire, plan le plus coloré du film, mais cet événement très passagèrement reposant n’est pas un éden souligné par la mise en scène. La rançon de la peur et des négociations n’est pas visible.
La pesante emphase du film cristallisée par Abel est parfois légèrement désamorcée par des personnages périphériques, le groupe de jeune vendeurs auquel Abel fait la leçon, qui sourit aux directives protocolaires du personnage très sûr de lui, ou encore le comportement de certains de ses concurrents, blagueurs, ricaneurs, jouant au tennis face à une machine dans un décor énigmatique. Il y un humour pince-sans-rire, comme il y avait un cynisme parfois réjouissant dans Margin Call, il y a une forme d’absurdité à courir après cette chose impalpable enfermée dans des mallettes et des coffres forts. Ne pas apercevoir la rançon, c’est également bannir du film les matières chaudes, les liquides et organismes, et c’est là où le projet formel se révèle d’un glacial terrifiant quand dans le même plan à la toute fin du film, coulent à la fois sang et pétrole. Jamais l’on ne voit les personnages manger et c’est à peine si Oscar Isaac et Jessica Chastain se touchent, ils se contentent d’arborer leurs parures troubles, accessoires qui « font d’époques », qui figent leurs corps dans un monde sans matières et sans chaleur, monde montré et dépeint par le film mais également inventé et composé par lui.
Il n’y a pas pour le « Written and directed by » du cinéma contemporain américain, deux simples voies, à savoir il n’y a pas d’un côté Gray, Nichols, etc, et de l’autre Tarantino et la clique post-moderne. Chandor n’est pas un soupirant issu de la première catégorie, il fait autre chose. A Most Violent Year, est un film de corps rigides, balancés entre leur vive inscription dans une glaise symbolique à laquelle il ne peuvent échapper et la tentation de faire sens avec un projet formel faisant avancer la dite tradition plutôt que de ne faire que la raconter.
Chastain et Isaac évoquent sans cesse, ils évoquent les figures venues avant eux, qu’elles soient issues de l’époque dans laquelle s’inscrit le film ou du cinéma contemporain rétrospectif. Ces évocations, le film s’en sert pour les mener ailleurs, dans d’autres décors, des friches industrielles par exemple, dans d’autres mises en scènes et d’autres dialogues, tout en continuant à tanguer sur un fil tendu, avec d’un côté un exercice radical, un film autonome, et de l’autre un cimetière de références. C’est à ce moment là que certains traiteront Chandor de petit malin, mais ils se trompent de film et de réalisateur, ils n’ont regardé qu’une pauvre surface qui laisse pourtant par sa plastique même, se déployer le portrait d’un envers général des 80’s, autant que de l’intériorité rigide de son personnage.
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