Foxcatcher, lutte des corps et radiographie des classes. Bennett Miller façonne une Histoire d’Amérique.
Avec Foxcatcher, Bennett Miller clôt sa trilogie sur l’Amérique du réel, au travers de l’étude d’un troisième fait-divers, symptôme d’une tranche d’Amérique et témoin de la grande Histoire. Il signe aussi son film le plus fort, le plus ambitieux, le plus impressionnant en reconduisant les sillons et les motifs qui irradient son cinéma depuis The Cruise, un documentaire assez rare de 1998, le multi-oscarisé Truman Capote en 2005 et Moneyball (Le stratège) en 2011. Prix de la mise en scène à Cannes en 2014, Bennett Miller se pose sans conteste comme un Auteur singulier de l’Amérique moderne, aux côtés de Paul Thomas Anderson, David O Russel, Spike Jonze ou Kathryn Bigelow, autres poulains d’Annapurna Pictures, la société de la jeune milliardaire Megan Ellison, qui ouvre une nouvelle voie contemporaine du cinéma américain, de film en film.
De quoi s’agit-il ? D’un homme, John E. Dupont incarné par un prodigieux Steve Carell, qui, au milieu des années 80, se rêve à la tête d’une équipe de lutte au sein de son royaume, la Foxcatcher Farm, pour triompher aux JO de 1988 à Séoul. De deux lutteurs, Mark et Dave Schultz (Channing Tatum et Mark Ruffalo), champions olympiques de lutte aux JO de Los Angeles en 1984, héros défaits d’une Amérique fabrique d’outsiders revanchards. Les deux lutteurs décident de rejoindre l’Aigle, le surnom que se donne Dupont, vampire moderne ultra-conservateur et au totalitarisme morbide. La confrontation des classes, l’opposition des corps, l’unité détruite d’une Amérique qui se cherche, va virer au tragique dans un élan crépusculaire magistral. Celui d’une Amérique gangrenée par la guerre froide et le repli sur soi.
Chez Bennett Miller, on trouve systématiquement une Amérique dans le dernier souffle de sa virilité, de son américanité, de son arrogance incarnées par des personnages masculins qui se sentent infiniment petits et infiniment grands, des outsiders du passage à l’acte, des hommes du dernier recours.
Ce sont les derniers feux du patriotisme reaganien dans Foxcatcher, le désenchantement de la période Eisenhower dans Truman Capote ou le nouvel American Way of Life d’Obama dans Moneyball. À chaque fois, les personnages sont mis à l’épreuve de leurs idéaux. Philipp Seymour Hoffman campe un Capote révolutionnaire, à la recherche de LA nouvelle écriture, celle qui, en se confrontant à l’effroi du réel, va bouleverser la littérature américaine. Dans Foxcatcher, c’est la rencontre de deux mondes qui n’ont rien à faire ensemble et qui vont s’anéantir au nom de l’amour de la patrie. La rencontre d’un gourou asexué qui mène son dernier combat et de deux survivants patriotes et prolétaires, subalternes des rêves érectiles de ce détraqué psychopathe.
Si Truman Capote figurait le portrait d’un seul homme aux complexités passionnantes, Moneyball dressait la trajectoire commune de deux personnages que tout oppose. Foxcatcher s’attarde lui à dessiner un triangle psychologique dont la destinée tragique d’un des personnages mettra fin aux idéaux de classe qui voudrait que prolétariat et aristocratie soit la carte d’une seule Amérique.
Bennett Miller est un extraordinaire directeur d’acteurs. Aussi différents qu’ils puissent être, Philipp Seymour Hoffman, Brad Pitt ou Steve Carell s’emploient à appliquer une méthode de jeu précise qui tire vers l’outrance, l’overacting pour dépeindre la psychologie du pouvoir, les névroses sexuelles, l’état d’urgence. A l’inverse Miller canalise l’énergie de corps imposants (Jonah Hill ou Channing Tatum) les poussant jusqu’à l’underacting pour tracer le sillon d’une certaine fragilité, d’un effacement identitaire jusqu’à la perte de soi. C’est cohérent, brillant et toujours juste.
Bennett Miller est aussi et surtout, un magnifique metteur en scène. Cannes ne s’y est pas trompé. Derrière une facture assez classique, sa mise en scène est extrêmement précise. Faire naître l’animalité de deux lutteurs en corps à corps en fixant le plan pour atteindre une certaine virginité allant jusqu’à la naturalité. Maîtriser la gravité des lieux en filmant large les derniers instants de formes qui s’éteignent ou qui se vident dans un élan crépusculaire. Capter l’intensité dramaturgique de situations et de personnages en serrant le cadre jusqu’à l’étreinte. Faire de chaque personnage un point de fixation de la mise en scène, à tour de rôle, pour tendre la narration jusqu’à la rupture et glisser vers l’épouvante et le trauma.
C’est le cinéma de Bennett Miller. Un cinéma qui redonne la foi dans ce que l’Amérique a de plus beau à proposer à l’Histoire du cinéma.
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