Versatile Mag : Pourquoi avez-vous choisi d’adapter le roman Le totem du loup ?
Jean-Jacques Annaud : C’est un livre qui m’a passionné. C’est une belle histoire à plusieurs niveaux. Il y a d’abord la relation d’un jeune homme avec un loup, puis une perspective plus large qui est l’équilibre de la nature avec la nécessité de conserver les loups en Mongolie et de façon plus générale le danger que représente la progression de l’homme dans les espaces naturels, qui n’est pas spécifique à la Chine. J’ai réagi de façon très émue à ce roman, car à la même date où il se déroule, en 1967, je sortais de l’école de cinéma et j’ai été envoyé un an au Cameroun. Je croyais détester le pays et dès que les portes de l’avion se sont ouvertes, je suis tombé en amour pour l’Afrique où je retourne au moins une fois par an. Je ne m’en suis jamais remis, tout comme Chen Zhen, l’auteur du roman dont l’expérience en Mongolie ne l’a jamais quitté. Quand il a eu 60 ans, il a eu tellement envie de parler de cette histoire qu’il en a écrit le roman qui a eu le plus grand succès littéraire en Chine après Le Petit livre rouge de Mao. Quand je l’ai rencontré, je lui ai dit qu’on avait vécu tous les deux la même chose, l’un en Mongolie et l’autre au Cameroun avec le même résultat, car je n’aurais jamais fait La guerre du feu, L’Ours ou L’Amant sans cette expérience.
Comment s’est déroulé le tournage en Chine ?
J’avais une envie de Chine depuis très longtemps. Le tournage fut l’une des plus belles aventures amicales et affectueuses de ma carrière, dans un dévouement des acteurs – j’inclus les loups – et de l’équipe auquel je ne m’attendais pas. C’est très familial. J’ai passé quatre ans et demi en Chine depuis 2008. On m’a fichu une paix monumentale au niveau de la production, malgré Sept ans au Tibet. On m’a dit très courtoisement : « La Chine a changé, nous sommes des gens pragmatiques et nous avons besoin de vous ». Quand je suis arrivé à Pékin, tout le monde était très motivé, j’ai assisté à un dîner où il n’y avait que des écolos tous très excités par le roman. Le lendemain, j’étais en Mongolie avec Chen Zhen et son copain qu’on voit dans le film, qui m’ont fait visiter les lieux où les événements s’étaient déroulés. J’ai rencontré de vieux éleveurs, des bergers qui m’ont fait goûter les différentes herbes que les moutons appréciaient particulièrement. Il fallait que je me cache comme les loups pour bien comprendre la taille des herbes qui les masquaient quand ils passaient à l’attaque… C était phénoménal. Le soir, on se retrouvait dans des yourtes à lever le verre en l’honneur de Tengger, le Dieu du ciel éternel, en ingérant cul-sec 25 centilitres d’alcool de lait de jument fermenté. Après, on était évidemment tellement gais qu’on se mettait à danser au son de la vielle à tête de cheval, jouée par les éleveurs venus sur le plateau pour rencontrer le réalisateur de Stalingrad qu’ils adorent et de L’amant que tout le monde a vu. Je me suis retrouvé comme en famille, dans un pays où les gens connaissent mes films comme en France, sinon mieux. Je me pince encore tellement j’ai été libre, notamment dans l’écriture du scénario pour lequel on ne m’a donné aucune indication et qui est passé comme une lettre à la poste devant différentes commissions.
Quelles sont les contraintes liées à un tournage avec des loups ?
Travailler avec un animal, c’est comme travailler avec un bébé. Je ne peux pas demander à un loup : « Regarde méchamment à droite, tu grognes puis finalement, tu décides de faire marche arrière ». La technique de base est de préparer la scène pour amener l’animal à faire ce que l’on veut. Ensuite, il faut s’adapter à l’animal que l’on filme. Les loups sont indomptables, se méfient de tout, ils se cachent, sont prudents et extrêmement intelligents, très organisés, ils n’écoutent que leur chef. En plus, vous n’avez pas à faire à un seul loup, mais à une meute. On ne pouvait pas les toucher. Il a fallu trouver le meilleur dresseur du monde, qui est Andrew Simpson. Il a ensuite fallu mettre les loups en condition dès les premières semaines de leur vie, les imprégner. Il ne s’agissait pas de les dompter, mais de faire en sorte qu’ils ne soient pas effrayés par les hommes et les caméras. Un délai de trois ans a été nécessaire pour faire le film afin d’avoir des loups de taille adulte. Comme tous les bébés loups au monde naissent à la même époque de l’année – fin mars, début avril – cela nous a permis d’avoir des animaux en cohérence avec le décor de la steppe. Car vous ne trouvez pas de louveteau dans les hautes herbes, il naît dans une steppe qui est encore brune, après la fonte de la neige, début mai. Il devient adulte à la fin de la saison quand la steppe finit d’être verte, commence à être blonde avec des reflets dorés. Il atteint sa taille adulte quand l’hiver arrive, mais il a encore le regard innocent de l’adolescence. J’avais fait des essais en juillet de l’année d’avant avec des loups d’un an et demi et ils n’avaient pas la férocité qu’ils ont à trois ans. Nous avons tourné avec 30 loups en fonction de leur caractère et de leur relation entre eux.
Quel a été le plus gros défi technique sur le tournage ?
Sans hésiter, la scène avec les chevaux, car elle réunit à peu près toutes les difficultés possibles : tourner avec des animaux, de nuit, par grand froid, grand vent, avec des chutes de neige. Il y avait 30 loups, 250 chevaux et un blizzard monstrueux. Il faisait moins trente degrés, nous étions à une heure trente de l’hôtel, nous avions peur de perdre des loups qui auraient pu s’échapper. On a parqué le lieu de tournage sur des kilomètres carrés, en installant des barrières de quatre mètres de hauteur et plantées à un mètre cinquante dans le sol. Nous avons dû, pour éviter ce risque tourner de jour en nuit américaine à peu près un quart des plans de cette séquence. Mais c’est quand même plus drôle quand on filme quelque chose qui n’a jamais été fait avant ! On a entraîné les animaux à courir dans des couloirs clôturés par des fils électriques, en alternant un rang de loups et un rang de chevaux. On les a exercés individuellement puis ensemble pour obtenir l’interaction entre les deux. On n’obtiendra pas cela avec des effets spéciaux.
Justement, quelle est la part du numérique dans le film ?
Il y a très peu de plans numériques dans le film. Ils ont surtout consisté à effacer numériquement les cavaliers qui conduisaient le troupeau et les dresseurs de loups habillés en bleu.
Dans les scènes d’attaque, soit nous avons tourné avec un vrai loup et un faux cheval soit un faux cheval et un vrai loup. Quand par exemple une patte de cheval botte un loup, elle est manipulée mécaniquement en animatronique comme une marionnette. Quand on voit un loup voler, ce sont de faux loups avec beaucoup de détails, recouverts des peaux de coyote admises par l’administration, car il faut respecter un tas de procédures. Quand vous essayez de recréer numériquement un animal, vous y mettez forcément une intention humaine alors qu’en tournant en situation réelle, vous obtenez des détails très naturels, notamment dans les regards. A ce sujet, j’essaie toujours d’être prêt pour le moment magique où les loups découvrent un endroit qu’ils ne connaissent pas, pour la première fois. Ils cherchent les pièges, où se trouve l’ennemi et à ce moment-là, les regards sont fabuleux et longs. Une deuxième prise ne permettrait pas cette durée et cette intensité. Et puis il y a aussi le défi technique de filmer un plan impossible. Je suis moi-même monté sur un quad qui roulait à 70 km/heure, j’étais à 10 centimètres du sol, en pleine nuit, sous la neige, c’était très dangereux… Mais quand vous visionnez les rushs après le tournage et que le plan est réussi, le plaisir est incomparable !
Propos recueillis le 16 janvier 2015
Le dernier loup, sortie le 25 février 2015
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