De temps à autres, le cinéma français voit surgir de ces films à l’artificialité revendiquée où le décor est révélé pour ce qu’il est : un simulacre. Longue lignée où l’on pourrait citer Perceval le Gallois (Rohmer), de nombreux Resnais (Aimer, boire et chanter en est un beau spécimen) et des voix plus jeunes, mais encore un peu rares, à l’exemple de Yann Gonzales et de ses flamboyantes Rencontres d’après-minuit. Ces films, rassemblés ici un peu vite en un seul lot, mais où se tracent bien sûr des chemins divers, affectionnent le carton-pâte, les fonds peints, les transparences ou encore les incrustations numériques. Le tournage y est clôt sur l’espace du studio, bien souvent aussi celui de la scène théâtrale. D’où une fausseté qui ne ment pas et des films plus ou moins réussis, souvent un peu ingrats, cantonnés qu’ils sont à ce cadre vite écrasant : certains cinéastes choisissent alors de renforcer plus encore l’étouffement par une rigidité du cadrage (Resnais), quand d’autres sont plutôt dans une quête de mobilité : franchir la rampe théâtrale pour mieux naviguer avec aisance au sein de l’espace.
Le nouveau film de Joseph Morder ajoute une pierre de plus à l’édifice, interprété par seulement deux acteurs de chair et d’os. Andy Gillet est Valentin, jeune peintre en manque d’inspiration qui retrouve sa grand-mère Nina (impériale Alexandra Stewart), émigrée juive polonaise qui se refuse à déterrer son passé de rescapée des camps de concentration et affublé du mystérieux surnom de « duchesse de Varsovie ». Le duo se balade dans un Paris à la Vincente Minnelli, figuré par de flamboyantes toiles peintes qui rappellent aussi bien l’impressionnisme que Matisse ou Dufy : autant dire une friandise pour les yeux. C’est d’autant plus réussi que les corps s’inscrivent avec aisance dans l’espace, jamais cantonnés au rang de figurines déambulant par-dessus, l’habitant pour de bon. Le plaisir est quand même un peu gâché dès que Morder fait « interpréter » (si le mot peut convenir) les autres personnages par des mannequins en carton, peinturlurés de manière assez laide. Vraiment dommage, car cela suffit souvent à briser l’élégance chèrement acquise par le film.
Ce flamboyant cadre imaginaire tente de rendre compte de l’espace mental où Valentin s’enferme, souffrant de son incapacité à peindre et rêvassant à son amant disparu. Il y a un vrai panache à oser un tel projet esthétique, si casse-figure, jamais loin du ridicule, mais somme toute très adapté pour rendre compte de la souffrance du cœur à prendre, de celui qui attend, voudrait aimer et se faire aimer mais ne trouve pas (Valentin est un lointain cousin de la Delphine du Rayon vert de Rohmer). Le héros trouve en sa grand-mère une interlocutrice qui revient de si loin (les camps, autrement dit : la mort) qu’elle ne peut qu’être elle-même isolée, seule au sein de la multitude. Raconter cette rencontre de deux solitudes, c’est le beau dessein du film, qu’il accomplit avec délicatesse. Dans ses meilleurs moments, La Duchesse de Varsovie atteint une réelle grâce. La séquence où le duo se rend dans une salle de cinéma pour voir un film muet d’amours lesbiennes est un quasi-remake de la scène de Vivre sa vie de Godard, où la détresse de Karina spectatrice embrassait celle de la Jeanne d’Arc de Dreyer sur l’écran). Sauf que Morder va plus loin : les images de la projection viennent se refléter sur ses deux spectateurs. Morder met en plein de mille : le cinéma, ça n’est jamais aussi bien que quand le film vu est le reflet de l’âme de celui qui le regarde.
S’ensuit une balade dans les rues d’un Paris féerique où Valentin raconte son amour perdu à sa grand-mère : ils reviennent sur les lieux de la romance, le héros déambule sur la scène d’un théâtre déserté. C’est dans ces moments-là que le film de Morder est au summum de sa force d’évocation mélancolique. La séquence est aussi celle de l’aveu d’homosexualité : Valentin peut tout dire à Nina (qui est revenue de tout, donc comprend tout : « Qu’est-ce que tu crois, que je ne sais rien de la vie ? » interroge-t-elle), alors qu’il masque sa sexualité à ses parents, comme lors d’une pesante scène de dîner familial où son père lui demande quand est-ce qu’il va « ramener une fiancée » (c’est un peu cliché, mais du cliché qui a toujours un bon goût de vécu).
Pendant tout ce temps, la « duchesse » se refuse à déterrer ses souvenirs : raconter les camps, malgré l’insistance de son petit-fils. Il faut tout un film pour qu’elle l’accepte. Dès lors c’en est comme un second qui commence, cantonné dans le cadre de l’appartement. La mise en scène se concentre sur Nina cadrée frontalement, l’éclairage est vif : le dispositif est celui de l’interrogatoire de police. Plus question de faire valser les toiles peintes : la mise en scène se fait rigide et sèche. Réponse d’un cinéaste à la vieille question « comment filmer l’irreprésentable ». De façon significative, Nina rapporte un épisode identique à celui de la séquence de la « douche » dans La Liste de Schindler de Spielberg. Le réalisateur américain se confrontait à l’abomination avec les moyens du cinéma : récit, suspense, mise en scène, autrement dit mise en fiction. Le résultat ne pouvait qu’être fatalement obscène. Morder traite la même chose en affirmant sa croyance en l’impossibilité d’une représentation de la Shoah : pour traiter cela, il faut renoncer à « faire du cinéma » ou plutôt reconquérir un dispositif rudimentaire : une personne qui raconte, une caméra qui enregistre.
Les vingt dernières minutes, toutes consacrées aux souvenirs de guerre de la grand-mère, sont donc d’une aridité qui hisse le film hors de son cocon onirique. Séquence pénible, mais opération nécessaire pour laisser le monde s’infiltrer au sein de l’imaginaire et permettre à Valentin de sortir de sa bulle. Le tout dernier plan apporte une conclusion très juste : derrière Andy Gillet qui s’avance cadré en contre-plongée, la peinture s’efface et laisse sobrement place à un ciel bleu. Morder termine en affirmant que le réel peut parfois être aussi beau qu’une peinture.
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