Autopsie d’une rupture
Le nouvel album de la chanteuse et artiste islandaise Björk, son neuvième en déjà presque trente ans de carrière (avec un album sorti en 1977, à l’âge de douze ans, car Björk est une ancienne enfant star du pays nordique), fait figure de deuil du couple passionnel et sulfureux qu’elle formait avec l’artiste-plasticien et cinéaste expérimental Matthew Barney. Autopsie justement est le mot idéal quand on se retrouve face à l’hallucinante pochette de ce Vulnicura : Une Björk digitalisée, mi-liquide mi-métallique, dans une position inconcevable, tordue, avec en son sein, une plaie béante. Une blessure, son cœur, voire son sexe ? Ce mystérieux orifice est tout cela à la fois, mais surtout, il représente l’intime absolu, la parfaite image de ce qui constitue ce déchirant neuvième album. Car chaque titre est un morceau de vie ou plutôt, de mort, celle du couple, délivré par la chanteuse et en sous titres de chacun d’entre eux, est précisée une date situant le moment auquel il se rapporte. Par exemple, pour la belle ouverture Stonemilker, il est précisé qu’il a été écrit neuf mois avant la rupture, tandis que l’immense Family est accompagné de la précision six mois après. Dès lors, Vulnicura, plus qu’une autopsie de la rupture, est avant tout l’ensemble des chroniques – musicales – de celle-ci et fait figure de véritable journal intime à découvert. C’est aussi le moyen de suturer cette plaie, Vulnicura venant du latin « Vulnus » qui signifie blessure et « Cura » qui signifie soin. Vulnicura, c’est donc aussi une nécessité pour Björk de passer à autre chose.
C’est cet intime à l’état brut qui désarçonne à l’écoute de chaque morceau. On devient les confidents du mal-être de l’Islandaise, qui nous livre des mots d’une extrême violence émotionnelle. Cela faisait longtemps que les larmes n’étaient pas montées aux yeux de l’auditeur à l’écoute d’une œuvre musicale « populaire ». Ce mot parait si vulgaire apposé à une artiste comme Björk, pourtant c’est dans le genre de la Pop qu’elle a débuté et c’est elle qui en a redéfini les limites au cœur des années 1990 et au début des années 2000, avec sa fantastique trilogie Post–Homogenic–Vespertine (1995,1997, 2001). Elle a ainsi ouvert la voie à toute une flopée d’artistes qui se sont embranchés dans cet univers à la fois Pop, avant-gardiste et distingué et la très talentueuse et future star FKA Twigs en est la dernière belle déclinaison. Citer la jeune Anglaise n’est d’ailleurs pas anodin quand on sait qu’elle s’était entourée du prodigieux producteur et artiste Arca, alias Alejandro Ghersi et qui, curieusement, se retrouve au cœur de la composition de ce nouvel opus de la grande Björk – Il co-signe avec elle 7 titres de l’œuvre. Fallait-il donc s’attendre à quelque chose de totalement expérimental dans la rencontre des deux talentueux mélomanes ? Depuis Medulla en 2004, composé uniquement de voix et en passant par la World Music de Volta en 2007 et la Techno Pop de Biophilia en 2011, Björk avait toujours mis en avant son goût du risque et de la recherche, au prix hélas d’une perte de qualité dans les compositions, Biophilia projet taillé pour un live opératique, devenant par moments totalement indigeste. Ici, Björk retrouve les sommets avec une grande œuvre « classique », dans les deux sens du terme : Vulnicura, bien loin d’être un album conventionnel, renoue avec un son plus proche de ce qu’elle avait défini dans les années 1990 ; et « classique » au sens où sont mis en avant des instruments et des accordements qui viennent de la musique classique (on entend beaucoup d’instruments à cordes notamment), transformant les titres en puissants requiemjouber et symphonies intimes, mélancoliques et déchirantes.
Néanmoins, n’allez pas croire que l’ancienne diva de la Pop se la joue « Maria Callas du 21ème siècle ». Déjà parce que vocalement nous sommes dans deux univers différents, mais surtout parce qu’elle a su avec Arca mélanger des éléments du classique avec ce qui se fait de plus moderne dans l’électronique. Ce sont par exemple, les beats sourds qui surgissent au quart de Stone Milker qui est pourtant le morceau qui fait le plus la part belle aux violons. Ou encore ceux qui viennent perturber et déstructurer à coups de saturation la majestuosité du monument de plus de dix minutes, Black Lake, pièce centrale de l’album, car moment de tristesse infini pour la chanteuse, situé deux mois après la rupture. D’autres morceaux rejouent cette fusion, entre le classique et le moderne, comme la fantastique Family, meilleur titre de l’album, où Björk érige « un autel » pour sa famille aujourd’hui désunie. Très angoissante – la présence du glauque Haxan Cloak à la production n’est pas un hasard – et surtout minimaliste, avec son beat monotone et destructeur qui vient marteler la ligne de corde dissonante qui agit en fond, elle surprend lorsque la tension retombe pour laisser place à un jeu de violons tout sauf harmonieux, avant de se clore sur une piste d’Ambient faussement sereine. Avec ce morceau, Björk et ses collaborateurs redéfinissent la manière dont ces sonorités opposées peuvent se marier et donner quelque chose de cohérent et de neuf. Dans cette ambivalence, on aurait pu évidemment parler aussi de l’autre grand moment de Vulnicura, Not Get qui suit Family et qui parvient à nous faire douter de la nature des sons. Sont-ce des violons, un synthé ? Björk réinvente sa musique avec ce mariage aberrant et offre le meilleur décor à ses textes intimistes et à son chant plein de douleur. Les cordes criardes pouvant à la fois signifier les larmes de tristesse et les cris de fureur, tandis que les capacités infinies de l’électronique permettent d’offrir des moments de terreur musicale tout autant que des éclaircies bienvenues vers la fin.
Si la musique peut étouffer de par sa noirceur mélancolique dans les deux premiers tiers de Vulnicura, Bjork semble renaître des cendres de la chaotique Not Get pour aborder un dernier tiers plus calme, tendre et serein. Atom Dance et Mouth Mantra sont lumineux et la chanteuse retrouve la candeur de It’s Oh So quiet. Son chant au bord du sanglot redevient la voix d’un ange. Une voix angélique fait justement irruption en plein de cœur du beau Atom Dance, celle de Antony Hegarty, chanteur hybride (physiquement et vocalement) plein de grâce. Une entrée en scène qui surprend dans une œuvre si autobiographique, mais qui résulte sur un des plus beaux duos de voix entendus ces dernières années. Mouth Mantra est quant à elle le manifeste de la renaissance émotionnelle de Björk. I sing along (« je chante tout au long »), répète-t-elle à la fin de ce labyrinthe de cordes et d’étincelles électroniques, mais au long de quoi ? Du tunnel de souffrance qu’a été sa vie pendant près de deux ans. Mouth Mantra aurait pu être le dernier titre de ce difficile, exigeant, long mais magnifique Vulnicura. Pourtant c’est bien Quicksand, chanson composée uniquement par l’Islandaise pour sa mère, après une hospitalisation en 2011 (donc avant même les événements contés dans Stonemilker), qui le referme. Un choix ô combien judicieux de la part de Björk, car Quicksand est une ode à la femme et à la mère et la rétablit, droite et debout, prête à affronter la vie après avoir nagé et rampé dans un trou noir de désespoir. C’est curieusement le morceau le moins imposant en termes de son, les beats et les violons paraissant totalement détachés, comme aériens, en apesanteur. Mais c’est surtout une réminiscence des anciennes compositions de Post ou Homogenic. Björk porte un regard de nouveau souriant et radieux dans les souvenirs de sa gloire d’antan alors même qu’elle retrouve le haut du tableau avec ce puissant neuvième opus. Et après avoir souffert, éprouvé une peine insupportable et pleuré, l’auditeur esquisse pour la première fois un rictus heureux, émerveillé par l’envolée pleine d’allégresse de cet ange meurtri, mais aujourd’hui rayonnant, solaire.
Note: