Liturgy est un groupe peu aimable. Ce quatuor de musique extrême originaire de Brooklyn génère depuis déjà 2008 une aura ambiguë autour de lui. A la fois groupe sacralisé – un euphémisme au vu de son patronyme – pour son audace et sa créativité repoussant les limites du genre très cloisonné du Black Metal et en même temps, détesté pour son attitude qualifiée de prétentieuse et que les dires du frontman Hunter Hunt-Hendrix (a.k.a HHH) ne font qu’appuyer. La haine envers Liturgy provient en effet et en grande partie du leader et de son discours philosophique très controversé appliqué au Black Metal. Transcendental Black Metal, c’est à la fois le terme que HHH a choisi pour définir la musique de son groupe mais aussi le titre de son fascinant essai sorti en 2010 dans le lequel il livre sa pensée, dévoilant par exemple son ressenti vis à du vis du Black Metal, entre passion et dégoût. Parmi de bancales argumentations et d’hallucinants diagrammes et dessins, il est possible de démêler les fils complexes de ce manifeste pour en retirer l’essence de la musique de Liturgy : un dépassement des genres mais aussi de soi pour offrir une musique transcendée et transcendante. « Hipster Black Metal » peut-être, mais surtout musique expérimentale et avant-gardiste.
Au fil des sorties, depuis leur premier Ep en 2008, Immortal Life, puis Renihilation en 2009, un split avec le groupe culte d’Ambient Oval en 2011 et enfin Aesthethica la même année, Liturgy n’avait cessé de creuser dans les entrailles du Black Metal pour en ressortir uniquement sa moelle osseuse. C’est-à-dire retirer tous les artifices du genre (exit donc le maquillage et l’imagerie gothique et satanique), le chant guttural (remplacé par un chant crié, plus éthéré, presque divin) et la production volontairement lo-fi. Reste la dimension épique propre au Black Metal : son magma, sa frénésie sonore et l’ultra technicité. Aesthethica, leur meilleur album, tendait même vers des contrées plus Noise et Heavy : importance de la rythmique (Greg Fox et son jeu surhumain à la batterie et le groove de la basse de Tyler Dusenbury) et jeu sur la répétition instrumentale comme élévation proche du psychédélisme de Can. Ce n’était plus seulement Burzum, Mayhem et Darkthrone qui étaient convoqués mais aussi Swans, Glenn Branca et Lightning Bolt.
The Ark Work arrive au bout de quatre années éprouvantes pour le groupe New-yorkais. Alors qu’on pensait Liturgy enterré après le départ de deux des membres, juste après la sortie d’Aesthethica, Fox et Dusenbury – le premier étant notamment apparu sur l’excellent dernier opus de l’expérimentateur électronique Ben Frost – la bête est finalement revenue d’outre-tombe hanter les oreilles des auditeurs, au complet. Entre-temps, HHH et Bernard Gann (second guitariste du groupe) s’étaient lancés dans la tournée censée suivre la sortie de leur précédent travail, accompagnés par une boite à rythme en lieu et place de la batterie. Une initiative qui donna des idées à Hunt-Hendrix à l’approche de la composition de The Ark Work, ce qu’il confirma à la presse lorsqu’il déclara que le prochain opus inclurait des éléments électroniques et des cloches. L’attente devenait insoutenable, les détracteurs se léchaient les babines à l’idée que HHH se vautrerait complètement avec ce troisième Lp, tandis que la curiosité grandissait chez ceux qui avaient apprécié les œuvres antérieures. A l’écoute de The Ark Work, on ne peut que confirmer que chaque parti en aura pour son compte.
Explication. Au premier contact avec la chose, on ne peut nier le gigantesque écart que Liturgy a effectué par rapport à ses précédentes sorties. Production lo-fi, sonorités MIDI qui donnent aux instruments une impression factice par moments, beats électroniques, expérimentations digitales, chant clair parfois proche du Rap. Où est le Black Metal dans tout ça ? Et bien il est présent. Il faudra plusieurs écoutes pour comprendre que ce qui se trame derrière cette harmonie improbable, c’est ni plus ni moins qu’un Black Metal en puissance. La violence sonore qui caractérisait les premiers albums de Liturgy a presque disparu pour laisser place à une espèce de candeur, de béatitude inouïe dans une œuvre du genre. Le Black Metal devient White Metal, car au fond, on retrouve à minima les caractéristiques du premier : le lo-fi des albums fondateurs du genre, les riffs de guitares crades, batterie survoltée, musique épique. Mais tous ces ingrédients sont tournés vers une clarté presque divine, comme si Liturgy s’était mué en anges, les mêmes qu’on aperçoit sur la pochette de The Ark Work. L’exemple le plus flagrant est l’utilisation des guitares, uniquement jouées dans les aigus, qui délivrent des riffs souvent excessifs et à la limite du compréhensible, mais donnant au final une impression lumineuse. Follow et sa suite, Follow II, sont traversées par cette force venue de la lumière. Chacun commence dans l’innocence d’un clavier (proche des cloches pour le premier et de l’orgue pour le second) et même quand le titre explose et se déconstruit à grand coup de breaks, on ne ressent jamais d’agression.
Cependant, la violence est bien tapie, sous-jacente, attendant son heure, n’arrivant que très rarement, mais ainsi devenant tout à fait marquante. C’est le riff très lent et lourd de Father Vorizen qui ressemble à du pur Doom clair. C’est la folle structure difforme et impure de la très longue Reign Array – 11 minutes – qui ne cesse de s’envoler puis de s’effondrer. C’est la montée en puissance avant la déflagration, entremêlée de cordes et de claviers de Kel Vahaal, sûrement un des meilleurs titres de l’album. Sa savoureuse ressemblance avec les derniers travaux de Swans n’y est pas pour rien. C’est dans sa manière de déformer ce qu’ils savent déjà faire, le Black Metal et la Noise que Liturgy brille le plus dans cet opus. On peut en effet être déconcerté par l’introduction uniquement composée de cuivres digitalisés et portant bien son nom, Fanfare, tant tout finit par devenir confus. Vitriol, qui voit Hunter Hunt-Hendrix s’essayer au Hip Hop fascine autant qu’elle rebute et devient un sommet de Rap naïf, entre gros beats, choeurs faiblards et flow rappelant celui des Bone Thugs-N-Harmony, obscur quintet expérimental apparu dans les années 1990 et qui se détachait par son chant proche des rafales de mitraillette. Dans ces deux morceaux bancals (auquel on peut rajouter l’interlude un peu inutile Haelegen), se dévoile la source de la haine envers Liturgy. A force de vouloir expérimenter, tenter de nouvelles choses, ils s’attire le dégoût d’une partie des auditeurs. On ne pourra toutefois pas blâmer le groupe pour sa propansion à se mettre en danger. D’autant plus qu’ils sont capables de nous offrir un chef d’œuvre, Quetzalcoalt, à la fois titre le moins et le plus Black Metal de The Ark Work. Portant le nom du Serpent à plumes de la mythologie aztèque, le morceau est le plus ambivalent de l’album. Tout d’abord parce que la batterie surpuissante de Greg Fox est suppléée par un beat électronique encore plus lourd, que le son de la guitare n’a plus rien de réaliste et que les claviers en forme d’instrument à vent pourraient faire crouler la chanson dans le n’importe quoi. Mais pourtant la magie opère et Liturgy compose ce qui est la pièce la plus poignante de sa discographie. S’il est indéniable que The Ark Work a ses défauts et souffre de son parti pris extrême, parfois à la limite du mauvais goût, il réaffirme Liturgy en tant que groupe phare de la scène Black Metal bien qu’il semble de plus en plus s’en éloigner. Surtout, il rassure sur la santé d’un quatuor qu’on pensait à jamais perdu, croulant sous la mégalomanie un peu folle de son leader.
Une bonne forme qu’il a été possible de vérifier le mardi 9 juin 2015 à l’espace B, à Paris, non loin de la Villette. Une salle en parfaite adéquation avec la musique de Liturgy, nichée au fond d’un bar, obscur, semblable à une grotte, étroit, sans vigile pour interférer entre les artistes et leurs fans. La musique transcendantale du quatuor, quasi religieuse, ne pourrait qu’y dévoiler toute sa puissance. Néanmoins avant l’arrivée du groupe sur scène, les programmateurs nous avait gratifiés d’une très bonne mise en bouche, inattendue et surprenante, Circuit Des Yeux. Comme son nom ne l’indique pas, Haley Fohr est une jeune artiste solo américaine qui a récemment signé son déjà cinquième ouvrage, Fantasize The Scene. Un album ayant reçu un sacré succès d’estime outre-Atlantique et qui ouvre de nouvelles perspectives pour l’auteur-interprète. Si les titres de ses albums s’accompagnaient de jolis arrangements, sur scène, c’est dans le plus simple apparat qu’elle se présente à nous : sa guitare électroacoustique, ses pédales d’effet et sa voix si particulière, grave, qu’on croirait provenir du royaume des morts. Pendant près de quarante-cinq minutes elle va envoûter la salle de ces titres parfois mélancoliques, parfois enragés, mais toujours à fleur de peau. On regrettera hélas certains moments plus brouillons, mais l’impression générale de cette première partie est bonne, tant on assistait à la naissance d’une artiste intéressante et pleine de talent. Signée sur Thrill Jockey, comme Liturgy, elle ouvrait parfaitement le bal au Transcendental Black Metal des New-yorkais, avec ses quelques envolées lyriques époustouflantes.
Si Liturgy est un groupe détesté par un grand nombre de personnes, inversement, il détient un gros contingent de fans, ou au moins d’auditeurs curieux d’expérimentation musicale. Lorsque les quatre membres sortent de l’ombre de la salle pour monter sous les lumières de la scène, une clameur se fait entendre et l’excitation envahit l’assemblée. Relativement sobres, Greg Fox mis à part, qui passera d’ailleurs son temps à s’étirer, reposer ses muscles quelques courts instants entre chaque morceau tant son jeu monstrueux est fatiguant pour son organisme, les musiciens communiqueront très peu avec le public, mis à part quelques sourires sur leurs visages après une ovation. Timidité ou prétention ? On penchera plutôt pour le premier terme tant on sent que HHH n’est à l’aise en public que lorsqu’il joue son Black Metal Transcendant. Et il le joue fort : on passera aisément les 115 décibels lors du concert, parfois au mépris du bon sens et de l’auditeur qui grincera des dents, mais dans l’ensemble tout le set tenait bien la route, en premier lieu parce que le groupe jouera une musique carrée et parfaitement menée, comme si elle était réglée comme une horlogerie. Principalement dédié à The Ark Work, le concert nous permettra de nous refaire un avis sur leur nouvel opus, voire s’il est justement transcendé par le live.
Malheureusement s’il ne l’est pas totalement, car perdant au passage tous les petits détails d’une production lo-fi/MIDI au détriment du gros son claquant de Aesthethica, force est de constater que certains titres prennent une nouvelle dimension. L’interminable Reign Array gagne en puissance épique et en élévation tandis que Kel Vahaal nous a dupé dans ses premiers instants tant on avait l’impression qu’il s’agissait d’un titre des précédentes sorties (violence, rythme pachydermique). Plutôt qu’un clavier, Hunter Hunt-Hendrix réglait ses petits sons d’orfèvres avec sa pédale du futur, passant de sonorités proches des cloches à un magma digital parfois un peu brouillon. Follow (I et II) ainsi que Quetzacoalt perdaient hélas de leur beauté par l’aspect brut du live qui diluait les subtilités électroniques dans le son destructeur des guitares. Tout l’inverse des titres issus du brulant Aesthethica, notamment les deux instrumentaux fiévreux et techniques Generation et Veins Of God que le son massif du live magnifiait. Tandis que Returner, leur fameux « tube », offert en rappel, agit comme une sorte de cerise sur le gâteau, malgré la volonté de HHH de délaisser le chant crié au profit de son timbre clair, qui démontre que Liturgy est en train de tourner une page et d’explorer de nouvelles voies. Un concert hélas court, mais éprouvant pour les artistes comme pour le spectateur qui réussit par moments à atteindre les cieux de la transe, au détour du riff répétitif d’un Kel Vahaal ou de la batterie surhumaine de Generation.
Liturgy – The Ark Work
Note:
Concert à l’espace B – 9 juin 2015
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