Avec l’édition d’un coffret de neuf films réalisés entre 1965 et 1979, dont certains largement introuvables, Tamasa propose de redécouvrir l’œuvre du cinéaste espagnol Carlos Saura. À quelque quarante années de distance, Saura. Les années rebelles permet de mesurer l’apport d’un réalisateur, longtemps considéré comme l’un des plus grands d’Europe, au cinéma moderne. Indispensable autant que bienvenu.

Le complexe du fils unique

En 120 ans d’histoire du cinéma, peu d’auteurs espagnols ont su capter l’attention du public et de la critique française. Après Buñuel et avant Almodóvar, Carlos Saura a pourtant joui en France d’une notoriété peu commune.

Auréolé par d’incessants conflits avec la censure de son pays, le cinéaste tenait alors la gageure de faire des films pessimistes et barrés, dans un environnement fortement répressif. Avec la complicité de sa compagne, l’actrice Géraldine Chaplin, du producteur Elias Querejeta et du scénariste Rafael Azcona, Saura parvenait néanmoins à élaborer un cinéma élégamment critique envers le régime de Franco et aussi plus largement, envers les valeurs de la bourgeoisie.

À la mort du dictateur, fin 1975, l’étoile du cinéaste devait pâlir. Sa trajectoire en démocratie allait dérouter ceux qui voyaient en lui le premier cinéaste d’Espagne, voire l’égal d’Antonioni, de Resnais ou de Bergman. On pouvait donc se demander ce qui resterait aujourd’hui d’une œuvre si intimement liée au contexte historique du dernier franquisme, le tardofranquismo, comme disent les Espagnols.

Les (pas si) heureuses années 60

Bonne surprise puisque l’ensemble conséquent de films regroupés ici de façon panoramique nous rappelle qu’au-delà de son statut de dissident à la mode, Carlos Saura fut, entre 1965 et 1979, un cinéaste passionnant.

Premier film du coffret, La caza (La chasse, 1965) est incontestablement l’une des grandes réussites de la filmographie du réalisateur aragonais. Tournée dans la campagne aride de Castille, cette partie de chasse virant au massacre entre trois amis et le neveu de l’un d’entre eux, fit l’effet d’un brûlot dans le cinéma espagnol des années 60. Dans un noir et blanc extrêmement contrasté, le film posait en effet les bases d’un spanish gothic inédit.

Adossé à la série B, Saura s’y livrait notamment à une évocation sous-jacente de la guerre civile. Les trois personnages principaux, par leur typification, apparaissaient clairement comme les « vainqueurs » et les représentants du régime. La jeune génération, personnifiée par le neveu, assistait quant à elle impuissante au déchaînement de la violence et des rancœurs accumulées entre anciens camarades. À l’heure où le régime célébrait ses « 25 ans de paix », le fait divers relaté par Saura prenait des allures de fable sarcastique où s’exposaient les mensonges du régime. Dans ses œuvres ultérieures, le cinéaste n’aura de cesse, de recourir à la métaphore pour parler du présent et de chercher les voies d’une transposition à l’écran de ses souvenirs liés à la guerre civile.

Mais pour l’heure, après le succès d’estime de La caza, Saura allait consacrer la fin des années 60 à la réalisation d’une trilogie prenant pour cible le desarrollismo, ce processus de développement économique impulsé par les élites technocratiques du franquisme. Contemporains des Choses de Pérec et de La Société du spectacle de Debord, Peppermint frappé (1967), Stress es tres, tres (1968) et La Madriguera (La tanière, 1969) cherchaient à révéler le refoulement pulsionnel et la misère morale dissimulés sous le vernis d’une société de consommation balbutiante.

Passons rapidement sur Stress es tres, tres, road movie improvisé qui souffre d’un manque de ressort narratif, d’une interprétation erratique et d’un « sociologisme » trop appuyé. Plus intéressant, La Madriguera relate le glissement d’un couple aisé d’une vie monotone à un monde fantasmatique à la limite de la folie. Reclus dans leur demeure high tech, les époux se prennent à incarner des rôles à mesure que les meubles anciens hérités par la jeune femme envahissent la maison et leur fournissent de nouveaux décors. Malgré quelques scènes mémorables, le film peine à dépasser le psychodrame claustrophobe, en raison d’un scénario trop linéaire.

Le plus abouti des trois films est sans doute Peppermint frappé. Dans le décor provincial de la ville de Cuenca, Julián, un radiologue célibataire et étriqué, voit sa vie bouleversée par l’arrivée d’Elena, une belle et provocante étrangère ayant épousé son ami d’enfance. A l’instar des héros de Vertigo d’Hitchcock ou de La vie privée d’Archibald de la Cruz de Buñuel, Julian s’adonne au vertige du transfert fétichiste, transformant progressivement son assistante, Ana, en Elena, l’inaccessible objet de sa convoitise. Le film signifie la première collaboration entre Saura et l’immense comédien José Luis López Vázquez, qui se prolongera à travers deux œuvres majeures durant la décennie suivante.

Délices de la régression

C’est dans la première moitié des années 70 que Saura va élaborer son style singulier : un mode « oblique », comme il le dit, de raconter des histoires. Opérant à tous les niveaux de la production, du scénario à l’exploitation en passant par le montage, la censure conditionne les cinéastes à dire les choses entre les lignes. Cette contrainte et le jeu de ruse qui en découle vont paradoxalement stimuler la créativité de Saura, l’encourageant notamment à dépasser la question du réalisme. S’ouvre alors une étape très fertile dans laquelle les jeux sur la narration et la représentation développés par l’auteur vont être mis au service d’une réflexion très personnelle sur les mécanismes de la mémoire.

El jardín de las delicias (Le jardin des délices, 1970) constitue une avancée significative dans cette direction, en même temps qu’un sommet dans l’œuvre du réalisateur. Antonio Cano (José Luis López Vázquez) est un riche industriel qui a perdu la mémoire et vit dans un état semi-végétatif depuis un accident. Ses proches, qui souhaitent récupérer des informations sur la fortune familiale qu’il est le seul à connaître, se livrent à la reconstitution de certains épisodes de sa vie, espérant qu’il finira par recouvrer la mémoire et par « cracher le morceau ».

L’idée principale du film est donc que le passé d’un homme doit être reconstitué. Cette idée simple fournit à Saura un prétexte pour altérer la temporalité, l’espace, les événements et les personnages du film. Aux reconstitutions des scènes du passé, déjà déformées ou grotesques, viennent se mêler les propres souvenirs et rêveries de Cano. Le film s’emballe, effectuant des sauts dans n’importe quelle direction du temps et dans n’importe quelle dimension du souvenir. Réel, imagination, rêve et mémoire coexistent sur un même plan, dans un labyrinthe dont le spectateur doit trouver seul la sortie.

Longuement mûri suite aux problèmes rencontrés par Le jardin des délices, le projet suivant du cinéaste, Ana y los lobos (Anna et les loups, 1972), peut également être considéré comme une pièce maîtresse. Engagée par une vieille famille comme préceptrice, une jeune Anglaise découvre aux alentours de Madrid une grande bâtisse où vivotent, autour d’une mère dominatrice et hydropique, trois fils. José, l’aîné autoritaire et féru d’histoire militaire, Antonio, le fils préféré qui se rêve en ermite mystique, et Juan, l’époux volage obsédé sexuel. Harcelée et convoitée, Anna les défiera tous.

Doté d’une tension constante et d’une science consommée de l’ambiguïté, le film apparaît comme une allégorie grinçante des arcanes tourmentées de la psyché nationale, dans laquelle chaque fils-loup représenterait une passion ou un pilier de la société espagnole. Dans le même temps, Ana y los lobos constitue un catalogue délirant, non dénué de drôlerie féroce, de toutes les hypocrisies et perversions du corps et de l’esprit.

Deux ans plus tard, Saura se décide enfin à aborder directement le thème de la guerre civile avec La prima Angélica (La cousine angélique, 1974), qui lui vaudra le Prix du Jury du festival de Cannes. Installé à Barcelone, Luis, un éditeur, se voit contraint de retourner en Castille chez sa tante pour accomplir les dernières volontés de sa mère. Il devra y affronter ses souvenirs douloureux. Enfant, il y fut surpris en vacances par le déclenchement des hostilités et dut passer toute la guerre dans l’ambiance conservatrice de cette famille, seulement égayé par la présence de sa cousine Angélique. De retour, Luis est bientôt assailli par des flashs mémoriels. Il se met à confondre les plans temporels et se retrouve fréquemment projeté dans le passé.

Saura pousse encore davantage ici ses audaces formelles. Chaque acteur incarne ainsi plusieurs personnages du passé comme du présent, tissant une toile complexe d’échos et de résonances. La seule chose qui ne change pas est le personnage de Luis, emprisonné dans son corps d’adulte et magnifiquement interprété par José Luis López Vázquez, capable de passer dans le même plan, de l’expression d’un homme mûr à celle d’un enfant de neuf ans. Se concentrant sur les enchaînements de la mémoire plutôt que sur l’histoire elle-même, La prima Angélica constitue l’aboutissement du cinéma élaboré par l’auteur depuis dix ans. Vu par six ministres avant d’être autorisé, le film est un énorme succès malgré la campagne lancée par les secteurs les plus conservateurs du franquisme pour son retrait et son interdiction.

Fin de partie

En 1975, Saura tourne ce qui sera son dernier film sous Franco, Cria Cuervos, qui lui vaudra également un grand succès1. Deux œuvres, réalisées durant les années de transition démocratique et dans lesquelles pointe une sévère nostalgie, constituent cependant l’adieu du cinéaste à l’époque de la dictature.

Elisa, vida mía (Elisa, mon amour, 1977) est une méditation sur le rapport au père et sur le deuil face à sa disparition. Baignant dans une atmosphère crépusculaire, le film condense toutes les inventions du cinéaste sur la temporalité et la narration en les poussant au paroxysme. Le résultat souffre d’un certain hermétisme et d’une certaine froideur qui rendent sa vision aride.

Mama cumple cien años (Maman a cent ans, 1979) est au contraire une farce qui reprend, sept ans après, les personnages d’Ana y los lobos pour dresser un bilan à chaud de ce qui a changé ou n’a pas vraiment changé dans la nouvelle Espagne. Plus franchement comique que le premier volet, le film témoigne d’un certain essoufflement malgré quelques belles trouvailles de mise en scène. Il reste néanmoins un épilogue agréable aux années rebelles du cinéaste.

Nb : le livret consiste dans la reprise de l’essai de Marcel Oms, Carlos Saura, paru en 1980 chez Edilig, accompagné de divers textes du cinéaste.

1- Déjà édité en France, celui-ci n’est pas inclus dans le coffret.

Saura. Les années rebelles. 1969-1975

Coffret collector de 9 DVD accompagnés d’un livret de 200 pages.

100 euros

Note: ★★★★☆

www.tamasadiffusion.com

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