Peter Jackson raconte à l’envi que sa vocation de réalisateur est née lorsqu’il a découvert King Kong à la télévision à l’âge de neuf ans. On imagine parfaitement l’impact qu’a pu procurer le film de Cooper et Schoedsak sur un enfant de cet âge et a fortiori sur le public de 1933, quand il a reçu pour la première fois ce monument du septième art. La cérémonie indigène, l’arrivée du gorille sortant de la forêt dans un grondement sonore assourdissant, l’attaque des dinosaures, le combat contre le T Rex, la destruction de New-York et la conclusion au sommet de l’Empire State Building sont autant de scènes traumatiques dont l’impact ne se dément pas sur des générations de spectateurs successives et dont on se doute que le réalisateur néo-zélandais a voulu offrir un équivalent au public de 2005.
Si à aucun moment il n’était permis de douter de la sincérité des intentions de Peter Jackson dans son ambition de produire un remake de King Kong et de sa capacité à livrer un grand spectacle à la hauteur du projet, la réussite du film aurait aussi pu être compromise par différents facteurs. Tout d’abord, le classique de 1933 n’a pas pris une seule ride en 75 ans, pas plus que ses effets spéciaux (a contrario de la version de 1976 qui paradoxalement accuse un sérieux coup de vieux) dont la magie et la poésie demeurent intacts. De plus, le canevas de l’histoire est connu de tous, assimilé par tout le monde. L’arrivée sur Skull Island, les séquences dans la forêt de dinosaures et le dernier acte dans la Grosse Pomme sont entrés dans l’inconscient collectif : difficile de s’en détourner, voire d’y apporter du nouveau.
On appréhende donc ce King Kong 2005 avec un sentiment mélangé d’excitation et de craintes légitimes, cependant très vite balayées par la vision de ce monument : Peter Jackson a réussi son pari au-delà de nos attentes avec un appétit d’ogre qui se permet même de dévorer en plusieurs occasions l’original, à la faveur de mises en abyme sous forme d’hommage. Ainsi, lorsque Carl Dunham part dans les rues de New-York à la recherche de son actrice principale, il soumet la possibilité d’embaucher une certaine Fay ( !!!), mais dont l’assistant l’informe qu’elle tourne avec un certain Cooper ( !!!) . De même, sur le bateau, lorsque le réalisateur fait tourner Ann Darrow, il introduit des lignes entières de dialogues empruntées au King Kong de 1933. Ces clins d’œil cinéphiles introduisent une complicité avec le spectateur et une forme d’hommage déférent à l’œuvre originale dont il respecte en outre la construction scénaristique et le contexte historique.
L’histoire se déroule donc dans les années 30, celle de la dépression et permet au réalisateur une peinture sociale de l’époque à la faveur d’une reconstitution gigantesque de New York. Le premier acte s’attarde davantage que l’original sur le contexte historique : chômage massif, soupe populaire, misère omniprésente. Ann Darrow, artiste de music-hall est congédiée du théâtre où elle joue tous les soirs. Repérée par Carl Dunham, réalisateur ambitieux et mégalo dont les studios viennent de supprimer le financement de son nouveau film, elle quitte la ville dans un bateau direction Skull Island, île mystérieuse, précédée d’une obscure légende et dont le cinéaste a découvert la carte.
Peter Jackson adopte donc une stricte relecture littérale du film original, mais s’en démarque en de nombreuses occasions pour devenir une œuvre parfaitement autonome, notamment grâce aux techniques récentes d’effets spéciaux et à des modifications de scénario qui dirigent davantage le film sur le terrain de l’émotion pure. Le gorille, à la faveur d’effets visuels saisissants, permet d’oublier l’animation image par image de Ray Harryhausen pour le film de 1933 et a fortiori le géant mécanique de Carlos Rambaldi pour la version de 1976. À aucun moment il n’est permis de douter que King Kong est réel, tant la précision dans les mouvements, les textures (poil, cicatrices) et les expressions faciales sont réussies. Le singe peut ainsi exprimer une palette d’émotions étendue, de la colère bestiale à l’étonnement, de la fierté à l’indifférence.
C’est d’ailleurs sur ce point que Peter Jackson se démarque de l’original, en faisant de King Kong un héros tragique, pour lequel le spectateur éprouve de l’empathie. Il n’est plus seulement un animal féroce qui détruit tout sur son passage, mais un grand héros tragique, un roi solitaire qui va se heurter à la bêtise des hommes et périr dans les circonstances connues de tous. Ses relations avec Ann Darrow sont aussi davantage explicites : le réalisateur ose certaines scènes périlleuses de séduction réciproque comme la danse de cabaret de la jeune actrice et surtout, la séquence inédite de patinage sur le lac gelé de Central Park, moment suspendu d’émotion que les spectateurs apprécieront sans doute diversement, selon leur degré personnel de capacité à se laisser émerveiller ou, a contrario, à leur cynisme face à une émotion tellement brute. C’est là la prise de risque qu’adopte Peter Jackson en choisissant comme à la fin de la trilogie du Seigneur des Anneaux, de laisser parler les sentiments en excluant toute forme de cynisme ou de distance. C’est aussi la preuve manifeste de la générosité de ce réalisateur qui veut sans cesse en offrir plus au spectateur : plus d’émotions quitte à ne pas éviter le pathos dans la scène de mise à mort du gorille, plus d’effets spéciaux quitte à provoquer une indigestion numérique chez certains. Le film regorge de scènes instantanément anthologiques qui situent ce King Kong comme le plus grand film d’aventures de ce début de 21ème siècle et qui risque de faire autorité pendant longtemps.
Outre la qualité des effets spéciaux et de la réussite visuelle du gorille, il faut aussi parler des acteurs de chair et d’os sans lesquels le film ne serait qu’une coquille vide. Mention très spéciale à Naomi Watts qui avait la difficile tâche de succéder à Fay Wray. Dans un rôle pour l’essentiel quasiment muet, l’actrice évite la surenchère vociférante pour s’imposer face au singe. Elle utilise au-delà du dialogue une palette d’expression corporelle et de jeu qui évite de n’en faire qu’une marionnette aux mains du géant. Adrian Brody est parfait, comme d’habitude, dans un rôle absent de la version originale et Jack Black est crédible en réalisateur inspiré d’Orson Wells, sans cabotinage excessif. C’est lui qui prononce la célèbre phrase qui conclut ce monument : « Ce ne sont pas les avions qui l’ont tué. C’est la belle qui a tué la bête ». King Kong entre alors de nouveau dans la postérité pour de nombreuses années encore, et Peter Jackson inscrit son nom dans la liste des plus grands, de ceux capables d’émerveiller et d’émouvoir dans un même élan.
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