Avec Phantom Thread, Paul Thomas Anderson remet le sentiment amoureux au cœur de son système et livre un grand film sur la contamination des modèles établis.
Reynolds Woodcock (Daniel Day Lewis, immense) est couturier.
Mais pas n’importe quel couturier. Il est le créateur reconnu et adulé par toute une frange de la bourgeoisie mondaine de l’Angleterre des années 50.
Princesses, artistes et grandes dames se bousculent frénétiquement à son perron pour bénéficier de l’œil, du geste et de l’excellence de la maison Woodcock.
Avec sa sœur Cyril, Reynolds Woodcock a créé un système de rituels inaltérables qu’il considère comme l’appareil d’une création absolue.
Ce système immuable prend la forme d’un royaume au sein duquel le couturier règne en maître et instaure un rapport de domination permanent avec celles qui confectionnent ses tissus ou qui se présentent comme ses muses.
Impossible de transgresser ces rituels. Le petit déjeuner se prend en silence au son exclusif des griffonnages et des croquis, les cuissons du diner se font sans gras, les souliers sont cirés dès les premières lueurs de l’aube et l’homme est toujours rasé de près.
Comme dans The Master et There will be blood, Paul Thomas Anderson dessine un système avec minutie, par petites touches au sein duquel un personnage domine avec autorité son environnement par la foi de sa seule volonté.
Il y instille quelque chose de profondément dogmatique et de quasi religieux tant ses personnages imposent leur doctrine. Après l’homme d’affaires dans le pétrole (déjà Daniel Day Lewis) et le gourou de la scientologie (joué par le regretté Philip Seymour Hoffman), le cinéaste choisit un personnage de créateur au sein d’un corps de métiers, la mode et le luxe, où l’exigence, la rigidité, la rigueur, la servilité sont les valeurs qui incarnent le plus ce modèle social.
Dans le premier segment du film, le cinéaste construit brillamment ce système profondément féodal où tout n’est que verticalité dans les rapports humains. Cette verticalité se retrouve dans la mise en scène, la construction des plans, les mouvements des personnages mais aussi dans la topographie de la maison, assemblage de pièces sans âme reliées par des escaliers.
Elle s’incarne également dans le souvenir d’une mère défunte. « J’aime l’idée que les morts veillent de là-haut sur les vivants » déclare Woodcock à sa sœur Cyril.
Et puis le cinéaste décide de contaminer son système pour le faire imploser. D’abord, par la mise en scène, puis par l’introduction du personnage d’Alma, incarnée par la fabuleuse révélation du film, Vicky Krieps.
Sur la suggestion de Cyril, Reynolds décide d’aller se mettre au vert quelques jours dans la campagne anglaise.
Paul Thomas Anderson filme cette escapade à bord d’un bolide cabriolet sur les petites routes anglaises comme une capsule qui se propage au sein d’un réseau sanguin pour rejoindre le cœur palpitant du film : Alma. Le cinéaste fait le choix d’anamorphoser ses images comme pour souligner le changement d’état qui se prépare.
La rencontre avec Alma, serveuse dans une auberge chic, est un modèle de séduction et de sensualité tout en retenu. Rarement au cinéma, la commande d’œufs brouillés, de bacon, de confiture de framboise ou de porridge n’a suscité une aussi profonde charge émotionnelle sans qu’aucun des protagonistes ne se frôlent autrement que par le regard et les mots.
Très vite, Alma va rejoindre Londres et devenir la muse de Reynolds, sa femme, sa Morphée dans un rapport puissamment mystique.
Alma, c’est l’électrochoc. Celle qui va ramener Reynolds à la vie, celle par qui le lâcher prise va devenir le seul manifeste possible pour rendre le bonheur accessible mais avec une ambiguïté et une perversité toute hitchcockienne.
Car pour réinitialiser Reynolds et faire imploser son système, la jeune femme va initier de nouveaux rituels aux frontières de la mort.
Cette dernière partie tient dans sa forme du thriller psychologique. Le cinéaste dépeint les expérimentations d’Alma envers Reynolds comme le poison et le remède de leur relation, jusqu’à la salvation.
Il est également assez fascinant de considérer ce film comme un portrait en creux de Paul Thomas Anderson, scénariste, réalisateur, chef opérateur de Phantom Thread, à la réputation de démiurge.
L’homme toujours à la recherche de la grande forme, du film absolu, du système parfait est-il lui-même dans l’attente de casser ses propres rituels.
Il est étonnant, à ce titre, de voir que Phantom Thread, son film le plus fondamentalement classique et tourné pour la première fois loin de ses terres, succède à Inherent vice, semi-échec et tentative de lâcher prise d’un cinéaste qui n’avait encore jamais été confronté à un univers aussi chaotique, tenant plus de la vibration que d’un formalisme épuré.
Phantom Thread fascine en tant qu’œuvre mais aussi comme nouvel axe de lecture du cinéaste Paul Thomas Anderson.
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