Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes depuis 2007, nous avait prévenus : n’en déplaise à certains critiques et autres demi-Dieux de l’Olympe du cinéma et du Star-System, l’édition de 2018 s’éloignera des paillettes d’antan. Rassurez-vous, les stars furent au rendez-vous, les flashs aussi et le tapis y est toujours aussi rouge, bien que sa couleur renvoie cette année beaucoup plus à celle de la révolte, de l’engagement et de la radicalité cinématographique. On s’éloigne dans les salles des illusions et autres rêves et vanités. Un Festival de Cannes qui, pour les 50 ans de Mai 68 et de son annulation par la bande de Godard, se retrouve le cul coincé entre humanisme et cynisme.
Nadine Labaki, cinéaste libanaise, est une grande habituée de la Croisette où elle vint notamment y présenter Caramel en 2007, son premier long. Pas de doute : c’est bien du côté de l’humanisme que cette dernière se place. On y suit sous la forme d’un récit d’initiation « par les gouffres » la débâcle courageuse du petit Zain, onze ans, dans le dédale de Beyrouth après avoir fui sa famille dans l’espoir de retrouver sa jeune sœur mariée de force. On a pu entendre, à la sortie de la salle comme dans de nombreuses critiques, que l’œuvre serait en proie à une forme de « misérabilisme » ou encore de « pathos exacerbé », dont furent aussi taxés des films tels que Yommedine d’Abu Bakr Shawky, Ayka de Sergey Dvortsevoy, ou encore En Guerre de Stéphane Brizé. Mais pardon : le sujet de cette œuvre dépasse amplement le cadre artistique auquel on veut à tout prix rattacher le cinéma pour le projeter d’une forme d’impureté : la réalisatrice traite ici de sujets et thématiques dures, réalistes et qui fondent toute l’oppression de la classe populaire de son pays. Le cinéma étant l’art de l’humain et sans doute le plus à même de suivre les battements de son cœur, comment suivre un enfant soumis à tant d’horreur sans risquer de bousculer et d’émouvoir ?
Nadine Labaki, comme auparavant dans ses autres réalisations, se met elle-même en scène dans le rôle minime mais symbolique de l’avocate du petit Zain, qui attaquera ses parents en justice pour l’avoir « mis au monde ». On pourrait donc croire que le film se place du côté de la démagogie et de la dénonciation aveugle de parents indignes : c’est sans compter la dimension méta-artistique de ce rôle qui vise à déconstruire la toute-puissance de l’artiste dans la compréhension du monde qu’elle filme. « Comment pouvez-vous vous permettre de nous juger ? », lui lance en effet la mère de Zain. C’est bien tout ce que Labaki ne fait pas. Comprendre et montrer « l’invisible », tel est le projet du film.
Le processus de réalisation de l’œuvre est ici éminemment éclairant : six mois de tournage auprès d’acteurs non professionnels (quoiqu’exceptionnels) qui ont tous plus ou moins fait l’expérience du terrible vécu des personnages qu’ils incarnent. Avec un seul mot d’ordre : capter le réel sans la moindre contrainte artistique. Rendre compte de l’assourdissant Capharnaüm de la vie et ville bouillonnante par une mise en scène survoltée et un croisement entre fiction et documentaire constant, notamment par le choix de tourner en décors réels, sans mixage sonore ou montage ostentatoire. La voracité de la captation nous permet de tout voir, tout sentir, tout éprouver, et permettre l’expérience directe et sans médiation jugeuse de la précarité des situations endurées par les personnages.
Montrer l’horreur, le dépouillement, et jouer de la contingence par un travail sur l’instant prégnant au moment du tournage : tout cela se ressent comme un véritable coup de poing en plein ventre qui nous force à un exercice d’endurance (dans le sens premier d’endurer) des souffrances d’un enfant seul et à la rue. On ne peut donc pas parler d’un pathos gratuit et tire-larme, ici, mais d’une véritable empathie de la caméra qui se place –comme ce type de films le fait très rarement, ou du moins d’une façon maladroite- à hauteur d’enfant, afin d’en montrer la bravoure, l’intelligence et l’humanisme de la génération à venir, née dans un système oppressif qui l’asservit. Cela permet aussi un subtil et beau discours sur la perte d’innocence en rendant au point de vue de l’enfant toute sa dignité et son importance, dénonçant notamment la marchandisation des jeunes filles mariées de force comme la sœur de Zain.
Et ce point de vue étonnant se ressent aussi à un niveau esthétique : Beyrouth est dépeinte comme un tissage incompréhensible de sons assourdissants et inintelligibles avec une surcharge des plans et de leur composition en éléments colorées et bigarrés, des souks aux bidonvilles. La caméra portée, le jeu improvisé à la limite de la réalité et la palette de couleurs délavées subtilement sablonneuses bien que fourbie de couleurs et d’objets servent un tableau traversé par un même souffle chaotique crépusculaire. Étouffant et terrassant, certes, mais une véritable expérience empathique qui nous jette aux yeux ce que les nôtres auraient vu à hauteur d’adulte dont la sensibilité s’émousse.
Capharnaüm, redisons-le, est arme avant d’être art : il fait preuve d’un humanisme et d’un engagement absolument pas incompatible avec l’aspect artistique que beaucoup revendiquent. Car si le cinéma est la lucarne du monde et de ses recoins sombres et invisibles, s’il se superpose à nos yeux troublés, c’est bien aussi pour mieux se fondre en l’Autre et en ses douleurs, ses peines, sa réalité. Cette arme que brandit Labaki commence d’ailleurs déjà à effrayer ses ennemis : l’Etat et l’organisation sociétale Libanaise critiquée en creux par le film, Nawaf Moussaoui du Hezbollah (groupe islamiste chiite, l’une des incarnations des forces oppressives libanaises) la discrédite déjà pour mettre en avant la culture martiale de la résistance de son pays, dans une véritable optique propagandiste.
Et là où la propagande cherche à informer de manière uniforme, Nadine Labaki s’applique à construire une mise en scène sensible et réaliste, qui embrasse la beauté de la vie ainsi que son drame sans chercher à imposer une idéologie ou un autre discours que celui de la vie du jeune garçon, bien assez parlante. Mais l’œuvre ne se résume pas seulement à un enchaînement d’horreur, mais aussi à une poésie terrible de la simplicité par la monstration sans fard de personnages et de lieux de vies dépouillés, ainsi qu’à la fraternité et à une forme de solidarité universelle dans la rencontre incroyable entre Zain, la réfugiée éthiopienne Zordanos Shiferaw et son enfant Yonas. Ils démolissent le tout puissant carcan familial patriarcal et conservateur avec une douce radicalité, pour placer l’idéal de fraternité dans d’autres sphères que ce dernier.
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