Future Pop
Vit-on réellement une époque de vide culturel et artistique ? Aux rabats-joies et nostalgiques qui portent en étendard le « c’était mieux avant », on ne peut que vous conseiller de leur brandir en retour ces deux galettes sorties début juin : Age of de Oneohtrix Point Never et Oil of Every Pearl’s Un-Insides de SOPHIE. Soit deux chefs d’œuvre d’avant-garde s’amusant à tordre et pervertir la musique populaire – pop, EDM, country, r’n’b – à l’aune du digital, de l’électronique et du numérique pour en faire un genre tout à fait futuriste.
Oneohtrix Point Never appartient à une génération antérieure à SOPHIE, le new-yorkais ayant débuté au milieu des années 2000 livre ici son huitième opus, tandis que l’artiste transgenre londonienne, figure de proue du label PC MUSIC, nous offre son premier album attendu de longue date. Pourtant les deux ont un parcours tout à fait similaire. On se souvient que Daniel Lopatin, l’homme derrière Oneohtrix Point Never, s’est fait un nom avec une succession de mini albums prodigieux, regroupés plus tard dans la compilation Rifts. Il fut l’un des premiers à se réapproprier l’esthétique des années 80, notamment New Age, à travers des éléments électroniques ultra-contemporains, offrant un son hybride qui déferlera dans la pop du début des années 2010. SOPHIE s’est d’abord fait connaître par une série de single géniaux (regroupés aussi dans une compilation, PRODUT) puis accèdera à la notoriété grâce à des feat. prestigieux – Madonna, Vince Staples, Charli XCX. Plus qu’une revisite de la musique 80’s, SOPHIE semble déjà modeler de faire évoluer le style dominant de notre époque musical. Soit le remake du remake opéré par Lopatin. Vertigineux.
Queen Sophie
Oil of Every Pearl’s Un-Insides est une consécration. Celle d’une artiste hors norme et de sa musique, mais aussi de Sophie Xeon, devenue définitivement femme pendant la production du disque. L’album en est profondément marqué, et ceci dès le premier titre, It’s Okay to Cry, où SOPHIE fait le choix fort de se mettre à nue, autant physiquement (dans le clip, elle y dévoile pour la première fois son apparence, jusqu’à sa poitrine) que par l’absence d’effets sur sa propre voix au chant. Un single émouvant conçu comme une sorte d’hymne queer glorieux. Faceshopping participe aussi de ce dénuement avec un morceau bruitiste dans la veine de ses déjà cultes Hard et Lemonade et une vibe rétro presque r’n’b.
L’identité, musicale, physique, sexuelle, semble être le leitmotiv de Oil of Every Pearl’s Un-Insides. SOPHIE se sert de sa propre expérience, de ses doutes et des changements vécus, mais parle aussi de notre époque où les frontières tendent à s’abolir, et le doivent. Ponyboy, second single, parle de sexualité de manière aussi brutale que sensuelle. Is it Cold in the Water et Infatuation sont un duo de ballades expérimentales qui traite du grand plongeon, celui du changement d’identité. Enfin, Immaterial, sucrerie pop ultime de l’album, en est l’apothéose, suivie du gigantesque Whole New World / Pretend World (9 minutes !) qui le clôture sur un montage de sonorités apocalyptique, formant une sorte de collage sonore surréaliste. Oil of Every Pearl’s Un-Insides est impressionnant du début à la fin par sa maîtrise, sa capacité à paraître autant en marge que terriblement populaire. Une sorte de déflagration queer à mettre du côté des meilleurs David Bowie, Prince ou Madonna.
Age of pop ?
On l’a dit, la musique de Lopatin a toujours flirté avec la pop, surtout dans ses projets parallèles – sa collaboration avec Joel Ford, Eccojam Vol. 1, etc. Toutefois, et sa signature en 2013 chez Warp est une confirmation, on ne peut en nier l’aspect cérébral, intellectuel. Lopatin est de la trempe des Brian Eno voire des Philippe Glass et Steve Reich, du moins leur pendant le plus moderne. Soit une génération née dans les eighties et nineties, biberonnée à la télévision (publicités, séries, animés), aux jeux vidéos, aux comics et à la démocratisation d’internet. Oneohtrix Point Never est tout ça à la fois, donc un mélange bizarre et déjanté, mais incroyablement généreux et passionnant.
Age of ? Mais âge de quoi en fait ? L’âge de la nouvelle musique pop ? Peut-être, car à l’écoute de ce huitième album, on est en mesure d’y voir son œuvre la plus accessible et faussement mainstream. Pas hasard puisque depuis Garden of Delete, Lopatin a multiplié les collaboration : David Byrne, Iggy Pop, Shabazz Palaces, FKA Twigs, et bien sûr Anohni (anciennement Antony Hegarty) qui est présente ici sur presque tous les titres. Oui car Age of est aussi l’opus le plus chanté de la carrière du new-yorkais, qui d’ailleurs pousse la chansonnette sur certains morceaux, blindés d’effets sirupeux volontairement ridicules pour en faire ressortir une valeur weird et aussi sensible. On pense au single Black Snow, mais aussi au léger Babylon et à la ballade r’n’b écrite d’abord pour Usher, The Station.
Comme souvent chez Lopatin, l’ensemble est globalement très cohérent et homogène. Ici, la musique transpire une espèce d’ambiance post-apocalyptique – la flippante Warning emmenée par le tout aussi flippant Prurient – mais d’une fin du monde nucléaire qui aurait eu lieu au milieu des années 1980, sous l’Amérique de Reagan, ses suburbs et sa middle classe rejouant les mythiques fifties. La new wave pointe donc évidemment le bout de son nez, notamment sur Toys 2, qui imagine une suite au film étrange de 1992 avec Robin Williams, avec des sons presque Wold Music à la Toto ; ou encore sur Same qui pourrait être issue des meilleurs Depeche Mode. Age of est en fait un grand album baroque – le titre éponyme et son clavecin – qui a des allures d’opéra rock. Une claque magistrale hors norme et marginale qui figure, avec l’album de SOPHIE, parmi les grands albums de 2018.
Oneohtrix Point Never – Age of
Note:
SOPHIE – Oil of Every Pearl’s Un-Insides
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