1992, Portishead, au rythmne cardiaque brutalisé par une politique de fer, fabrique Dummy. Le geste est ralenti. La facture des instruments engourdit et abîme l’auditeur, la voix révèle nos sentiments…
Imagée par le pastiche d’un polar TV, Glory Box entre dans le «show» : retrait radical de la première personne dans le verbe, attaques martiales et sourdes des cerveaux cathodique – Its time to move over…
2011, 21h50, sous le soleil flamboyant d’une fin de journée, Mogwai essaie d’habiter les arènes de Nîmes. Les réglages sonores sont médiocres. «Si le son est aussi pourri pour Portishead, c’est un cauchemar ! », entend-on dans les gradins, entre chien et loup, lorsque les derniers plis de lumière quittent les gradins. En fond de scène, projetée, apparaît une mire de télévision, elle occupe tout le champ de l’image sur laquelle est posé, docile et souriant, le visage d’une jeune fille en uniforme – «On croit la reconnaître ! Elle est dans le clip All mine ! »
1997, la chanson est portée au petit écran par une vidéo à la plastique désuète des émissions vedettes. Un présentateur télé enlève ses lunettes de vue, puis s’éclipse de l’image pour ouvrir le champ du spectacle : un plan séquence traverse de front un plateau de télévision. Une fillette est posée sur un podium. Derrière elle, un écran central diffuse le logotype animé de Portishead, il se fixe, la caméra s’arrête. Un gros plan de la figure juvénile apparaît, elle débute le récital : All the stars may shine bright… Son visage est morne, elle hache les syllabes, de sa bouche sort une voix d’une étrange maturité. Un plan latéral, le spectateur traverse l’orchestre. La partition n’est pas singée, les instruments sont posés. Toujours figée au premier plan de sa propre projection, la jeune fille, rabâche (ou serine) le refrain : All mine… Sa propre rediffusion se répète à l’infini, étant elle-même, de son vivant, un fragment de sa propre représentation.
2011, 22h, «Une prière» brésilienne résonne : Esteja alerta para as regras dos três. O que você dá, retornará para você. Essa lição, você tem que aprender. Você só ganha o que você merece. Des cymbales titanesques grondent à l’écran. L’orage de Silence éclate. Les riffs de guitare d’Adrian Utley galopent, s’éloignent doucement du format studio. Cavalcade. Crescendo. La pluie acide des cymbales déferle, le public est emporté, s’abandonne, silence, latence, respiration, Beth Gibbons voûtée et accrochée au micro apparaît, souffle : Tempted in our minds. Tormented inside lie. Wounded and afraid. Inside my head. Falling through changes. Did you know when you lost ? La vidéoprojection retransmet de multiples facettes de la chanteuse, ses spectres essayent de s’accorder, les signaux glissent, se raccrochent, dérapent, la cavalcade reprend, la foule est submergée.
1998, 8h55. A l’arrêt sur un parking, dans la seule voiture qui stationne, j’attends que les grilles de sécurité du supermarché se lèvent. Je passe le carrousel, les allées du centre commercial sont désertes, encore tout droit, à gauche, j’atteins la gondole vidéo musicale : A, C, N, P rien. «C’est impossible !». J’accroche un vendeur : «Où est la vhs Roseland NY live de Portishead ?» «Elle n’est pas encore en place, nous venons de la recevoir». 30 minutes après, la boite noire de plastique aux deux trous dentés est dans le lecteur. Des images prises à la volées, dans les arrière- cours des institutions, des ouvriers, des taxis jaunes, trop de circulation, les guichets puis le calme. Le theremin dialogue avec les instruments acoustiques du New York Philharmonic Orchestra, je rentre définitivement dans le Roseland Ballroom.
2011, Les arènes baignent dans l’obscurité, une ligne orange lèche la scène poudrée de pigment violet, la base lancinante de Threads s’élève, les paroles I’m worn, tired of my mind sont déposées. S’érigent « I’m always so unsure, I am alive when I sleep », escortées par les plaintes de la guitare d’Utley, la mélancolie. Gibbons est désinvolte. L’élégie se termine où les complaintes glisse en protestation.
2003 Le moulin à Marseille. La scène est nue et peu éclairée. Cet album «solo» Out of season promène avec naturel et en douceur, tient en apnée l’assistance jusqu’à la dernière note de Show, I’m here to stay. Une heure quinze plus tard, sous la bruine, il reste 6 fanatiques. Les artistes sortent de la salle, s’arrêtent et prennent le temps de nous rencontrer : embrasser, discuter, toucher, rire, effleurer…
Aujourd’hui Pour les pantins qui se plaignent d’attendre 10 ans pour mettre un nouveau CD de Trip hop dans la chaine Hi-Fi ou qui fustigent des concerts «trop court»,Il n’y a qu’une chose à leur dire : allez vous inscrire au même concert pour les prochaines dates, si possible à Paris. Au delà des ornières des capitales, chaque membre de la formation est engagés sur des projets singuliers. Pour preuve, la masse incroyable et mouvante de vidéos amateurs des concerts diffusée sur Internet, sans oublier des oeuvres où l’on peut retrouver les couleurs et l’engagement politique de ces artistes. Allez faire un tour sur youtube pour l’extrait d’une vidéo enregistrée lors d’un concert privé au Studio 104 à Paris, quelques jours avant la prestation du Zenith (une date oubliée dans ce voyage temporel). Dans la tête des bras cassés qui ont pensé la mise en scène : «Tu vois l’idée, on refait Roseland Ballroom New York, avec une décoration indus, puis on fait clignoter tout ça comme un sapin de noël !». La monstruosité du décor me donne la nausée !
2011, 4 000 kilowatts de lumière surexposent l’édifice romain, le concert est terminé. Le lendemain midi, passant à côtés des arènes, tout est démonté, rangé, évacué et nettoyé. Au coin de la rue, un camping-car marron manoeuvre pour s’engager sur la voie. Une femme au cheveux mi-longs noisette est penchée par la fenêtre du côté passager pour aiguiller le conducteur. C’est elle. Petit geste de la main. Beth Gibbons. La manœuvre est terminée. Elle se recale sur son siège, c’est le mouvement que l’on effectue au départ d’un long voyage. elle est radieuse.
Note: