Tim Willocks est un surdoué de la littérature. Aussi à l’aise dans le registre du polar que dans celui de l’épopée historique, la critique sociale, le roman noir, l’aventure animalière, son écriture est d’une puissance peu commune, qui emporte tout. Quand il répond à la commande d’un young adult book après une panne d’inspiration, il transcende l’exercice en y injectant un discours politique et une dose de violence assez inhabituelle dans ce genre de production. On ne pense pas un seul instant à la lecture de Doglands, que le livre est a priori destiné aux adolescents. C’est une aventure belle et universelle, un récit initiatique et révolutionnaire qui échappe à l’anthropomorphisme niais de Disney pour aboutir à un discours sans aucune concession. Plus proche de The plague dogs que des 101 dalmatiens.
Egalement disponible depuis peu en librairie pour à peine plus cher que le prix d’un café en terrasse, La cavale de Billy Micklehurst, texte court en version bilingue qui raconte la rencontre de l’auteur avec un sans abri. Poétique et sans misérabilisme, cette nouvelle se voit complétée par une interview passionnante de Tim Willocks sur la folie.
Géant des lettres, Tim Willocks est aussi un grand monsieur… par la taille. Impressionnant quand il nous reçoit sur la terrasse d’un grand hôtel toulousain de la Place du Capitole, avec son allure de viking. Les cheveux blonds, longs et gras, le regard bleu perçant, les doigts ornés d’immenses bagues, naturellement charismatique… Il roule clope sur clope pendant l’heure que durera l’entretien, la voix douce et posée. Il parle lentement, prend le temps de réfléchir, redémarre la conversation. On ne l’interrompt pas, nul besoin de le relancer tant il est disert, spontanément chaleureux, disponible et généreux. Un moment précieux, rare et passionnant.
Versatile Mag : J’ai lu dans votre biographie qu’avant d’écrire des livres, vous avez été médecin psychiatre. Comment êtes vous devenu écrivain ?
Tim Willocks : J’écrivais déjà quand j’étais petit, de 9 ans à 15 ans. C’était mon passe temps favori, je n’envisageais pas de devenir un écrivain mais c’était pour moi un moyen de prolonger le plaisir de lire des livres et de regarder des films. Et puis j’ai arrêté d’inventer des histoires pendant mes études et cinq ans plus tard, je suis devenu médecin. L’urgence d’écrire est revenue et j’ai écrit Bad City Blues. J’ai ensuite continué à pratiquer la médecine pendant 22 ans. En fait, j’ai été écrivain avant d’être médecin. Je crois que c’est important d’encourager les passions chez les enfants car ils n’ont aucun calcul dans la façon de mettre en forme leur expression, d’exprimer leur imagination. J’ai lu une étude qui a été faite en Angleterre : on a fait passer des tests à des enfants pour mesurer leur imagination, la puissance de leur esprit. On leur demandait par exemple à quoi pouvoir servir une soucoupe de tasse à café. A l’age de six ans, 90 % des enfants obtiennent des scores de génies. Ils répondent : «C’est un bateau, un chapeau, une soucoupe volante….». A 11 ans, ce score passe à 60 %, à 15 ans il diminue encore pour atteindre 30 % et à 20 ans, 7 %. La conclusion de cette étude disait qu’entre 6 et 20 ans, ces enfants avaient été éduqués ! L’étendue de leur esprit, de leur imagination, de leur attention avait été réduit de façon considérable. C’est un véritable désastre et un énorme gâchis ! Aujourd’hui, on gâche notre attention et notre imagination en nous fiant à des objets qui pensent pour nous. Alors c’est une victoire pour les fabricants de ces objets mais c’est la défaite de nos ambitions personnelles.
De quelle façon votre expérience de la médecine vous a-t-elle servi dans votre métier d’écrivain ?
Être médecin m’a permis d’avoir des contacts intimes et personnels avec beaucoup de gens de catégories sociales très différentes. Quand il vient consulter, le patient est toujours dans une crise – ou il croit qu’il l’est – il pense avoir un problème. J’ai pu donc voir comment les gens traitent leurs crises, la douleur, le deuil et avoir accès à cela est une grande ressource pour un écrivain, même si je n’ai jamais voulu utiliser aucune expérience professionnelle ni aucune théorie psychiatrique dans mes bouquins.
Est-il exact que vous avez écrit Doglands car vous n’arriviez pas à écrire Twelve children of Paris, la suite de La religion ?
En réalité, j’étais sous la pression de mon éditeur américain. Il voulait que j’écrive dans un style plus populaire, que je mette de côté toutes mes obsessions pour avoir plus de succès et publier des best sellers. Et je voulais avoir du succès ! Alors j’ai vraiment essayé de trouver une autre approche de l’écriture, quelque chose de différent. Mais je m’installais devant mon ordinateur et je n’avais plus aucun désir d’écrire, je n’y arrivais pas, ça a duré trois ans. C’était terrible ! C’est à ce moment-là que mon inconscient s’est rappelé à moi et m’a dit : hors de question ! J’ai alors répondu à la proposition de rédiger Doglands pour lequel je n’avais aucune attente mais qui a été un exercice très libérateur. C’était une grande expérience d’écrire de cette façon, en laissant les personnages dicter l’histoire. J’ai donc abandonné cette ambition d’être un auteur de best seller, ce qui a beaucoup déplu à mon agent américain !
Vous écrivez toujours de cette façon ?
Je n’effectue jamais de traitement de l’histoire avant de me lancer dans l’écriture d’un roman. Je crois que ça me ferait perdre l’intérêt. Il m’arrive souvent d’avoir une idée a priori de la façon dont les événements doivent se dérouler et au moment de le mettre sur papier, avec les personnages, cela prend une tournure totalement différente qui est très souvent meilleure. Il m’est impossible de prédire les décisions de mes protagonistes, la façon dont ils vont réagir aux événements. Quand j’ai commencé La religion, j’étais persuadé que Mathias allait mourir à la fin. Mais c’est sa relation avec Clara qui m’a fait changer d’avis.
Doglands est catalogué comme un young adult book. Est-ce que cela veut dire quelque chose pour vous ? J’ai plutôt l’impression que vous avez voulu écrire un livre politique.
Cette idée du young adult book est une conception marketing très récente. Je n’y ai pas pensé une seule seconde au moment de l’écriture car les livres que je lisais quand j’étais jeune n’étaient pas classés dans des catégories. Charles Dickens ou Jack London peuvent marquer votre esprit quel que soit votre âge. Alors c’est vrai que Doglands comporte un fort contenu politique. J’aime par exemple beaucoup l’idée du chien qui refuse d’être castré car je crois que la société nous a castrés en tant qu’individus, du moins politiquement. J’ai grandi en Europe à un moment où il y avait beaucoup plus d’activisme politique, ce qui a quasiment disparu. On se base aujourd’hui sur une prospérité économique artificielle, mais pas sur un développement personnel. Regardez les chiffres de la consommation de médicaments, qui ne servent même pas à guérir de quoi que ce soit mais simplement à continuer à vivre, à se lever le matin et aller travailler ! Je ne sais pas comment on pourrait sortir de ce système où l’on se préoccupe uniquement de la façon dont dépenser notre argent, de vivre individuellement. Le contrat social de Rousseau est complètement rompu.
Même artistiquement, quelque chose a été cassé, le niveau d’exigence a considérablement diminué, ça en est devenu presque insultant. Et ça ne dépend pas uniquement du public. Prenez l’exemple d’un film comme Vol au-dessus d’un nid de coucou, c’est une œuvre très riche et complexe, tout en étant accessible. Le film a été un immense succès, je me souviens qu’au moment de la sortie, il y avait des queues immenses devant les cinémas. Je doute qu’aujourd’hui le jeune public ferait ainsi la queue pour voir un tel film. Les studios contrôlent les artistes, y compris dans le domaine musical. On ne pourrait plus avoir David Bowie de nos jours, les majors veulent des produits qui durent deux ans, ils ne veulent plus de super stars qu’ils ne peuvent pas contrôler.
Vous avez vous-même travaillé dans l’industrie du cinéma, vous auriez pu être un réalisateur ?
J’ai écrit une vingtaine de scénarios, dont je n’ai jamais aimé les films ! A un moment donné, j’en ai eu assez de travailler pour les studios, qui me disaient toujours quoi faire, étaient très directifs. Au moment d’écrire le script pour l’adaptation du roman de James Ellroy, LA Confidential, réalisé par Curtis Hanson, je me suis replongé dans la lecture de mon propre roman, Green River. Je ne l’avais pas relu depuis des années, je l’ai ouvert au hasard et je n’en revenais pas d’avoir écrit ça ! Dans un scénario, vous ne pouvez pas faire de phrases de plus de huit mots. C’est pour cela que j’ai décidé d’arrêter de travailler pour le cinéma. C’est dommage car j’aime beaucoup cela. J’adore Sergio Leone et Sam Peckinpah, ce sont mes héros ! Le samouraï de Jean-Pierre Melville a été le premier film en langue étrangère que j’ai vu. On m’a demandé d’écrire un remake du Cercle Rouge il y a vingt ans, j’ai répondu : pas question ! Le film de Melville est un tel portrait de l’humanité, de son ambiguité morale. Le réalisateur prend le temps nécessaire pour plonger dans l’âme de ses personnages, on ne pourrait pas refaire ce film aujourd’hui de la même manière. Les studios voulaient que ça aille plus vite, c’est un contresens. De toute façon, ce qu’il faut savoir sur Hollywood, c’est que Stanley Kubrick n’y a jamais obtenu un seul Oscar. Tout est dit !
Pour moi, l’un des sujets principaux dans vos livres est la liberté. Vous êtes d’accord avec cela ?
Oui, c’est vrai. La liberté est une notion très complexe. Elle n’est pas seulement liée à notre relation à l’autre. Être libre ne signifie pas seulement faire ce que vous voulez ou aller où bon vous semble, c’est surtout se connaître soi-même suffisamment, savoir identifier ses propres limites pour être la meilleure personne possible dans ces conditions. Dans mes livres, comme dans Green River par exemple, j’utilise la métaphore de l’enfermement, mais c’est surtout pour illustrer un contexte dans lequel mes personnages cherchent à être les plus authentiques possible. Dans mon dernier roman, le secret du Dogland n’est pas un paradis mythique rêvé par les chiens prisonniers d’un chenil, mais une force intérieure que chaque animal a au fond de lui. C’est quelque chose que je recherche aussi en moi tous les jours. La pratique des arts martiaux m’a permis cela, en pensant moins avec le cerveau mais essayant d’être plus à l’écoute de mon corps. Toutes les émotions que l’on ressent – la peur, la souffrance – nous les éprouvons avant tout physiquement, le cerveau en tant qu’organe ne ressent rien du tout, c’est le paradoxe. J’aime beaucoup l’idée que nous sommes avant tout des êtres biologiques mais il faut admettre qu’on profite de moins en moins de notre condition physique dans nos sociétés où tout passe par des écrans. Y compris en matière de sexe, tout est devenu tellement normé, c’est désolant !
L’autre motif qui est très présent dans votre œuvre est celui de la violence. Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?
Pour moi, la violence est liée à la passion. C’est un sujet excitant mais très compliqué, j’ai du mal à expliquer pourquoi les hommes en viennent à de tels sacrifices, font des choses si stupides. C’est un mystère pour moi. Il y a plusieurs niveaux dans la violence, le politique étant le plus dangereux selon moi – celle perpétrée au nom des États. La philosophie, la politique, la sociologie, la psychologie peuvent tenter d’apporter des réponses intellectuelles à cela mais je crois que l’art est plus fort quand il ne cherche pas à expliquer. Les grands tragédiens comme Shakespeare ou Sophocle nous faisaient entrer dans des mondes de folies mais n’essayaient pas de nous dire pourquoi leurs personnages agissaient comme ils le font. Ils nous les présentaient juste comme ils sont, ce qui d’un point de vue dramatique est bien plus puissant que s’ils avaient tenté de nous donner des explications.
Propos recueillis le 28 juin 2012 à Toulouse
Un grand merci à Raphaële Perret et Olivia Castillon
Doglands, disponible aux éditions Syros
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La cavale de Billy Micklehurst, disponible aux éditions Allia
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