À parcourir l’œuvre romanesque de Serra, on se heurte sans cesse à la figure d’un cinéaste qui a toujours célébré la grotesque impérissabilité des mythes littéraires dans nos sociétés actuelles et qui, tout comme Buñuel, s’est installé à l’intérieur de ce qu’il dénonçait pour en révéler la structure contraignante et falsificatrice.
Le cinéaste catalan Albert Serra fonctionne selon un style qui n’obéit pas à un principe d’ensemble ; de façon tout à fait paradoxale et passionnante, Serra est un des seuls cinéastes contemporains à considérer le réel à partir des structures et des croyances populaires de l’imaginaire. Il en résulte que ses films s’insèrent au croisement d’un cinéma hautement intellectuel et d’un fond qui s’adresse aux classes populaires. C’est sans doute l’éclectisme de ses principes esthétiques qui rend l’œuvre de Serra parfaitement recevable aux yeux de tous les festivals internationaux dits « de qualité ». Nous ne devrions donc pas être surpris du Léopard d’or qu’Història de la meva mort (Histoire de ma mort) a remporté au dernier festival de Locarno. Car Albert Serra est le cinéaste Locarnien par excellence ; il incarne à la perfection l’image de l’artiste inclassable qui enfante, suivant tantôt la logique de l’anticonformisme de salon, tantôt les principes d’une provocation teintée d’intellectualisme, des films OVNI, des œuvres visuelles non identifiables.
Son plus modeste et beau film à ce jour, Le seigneur a fait pour moi des merveilles, lettre filmée adressée à Lisandro Alonso dans le cadre d’une correspondance mutuelle, se détachait manifestement du style à l’œuvre dans ses deux précédents films, Honor de cavalleria (2006) et El cant dels ocells (2008), films énigmatiques et foncièrement littéraires sur le Quixotte ainsi que, respectivement, sur les trois mages. Le principe est clair : les sources littéraires et chrétiennes sont pour Serra l’occasion de penser en long et en travers, rigoureusement, la mise en images d’un imaginaire collectif.
Animé par la nécessité de poursuivre l’ambitieux chemin entamé par Les trois petits cochons, film fleuve de plus de cent heures de métrage présenté pour la Documenta de Kassel en 2012 autour des figures d’Adolf Hitler, Rainer Werner Fassbinder et Johann Wolfgang von Goethe, Serra s’est livré, dans Història de la meva mort, à la difficile, radicale et passionnante tâche de retracer le contexte historique, philosophique et essentiellement esthétique qui encadre le passage du rationalisme des Lumières à l’obscurantisme des préromantiques.
Le film lui-même fonctionne à l’image de ce qu’il décrit : il mine vers le noir, s’embrume progressivement. Cette traversée philosophique est assurée par la figure de Casanova qui personnifie ce monde parfaitement sensuel, éclairé, libre et qui, accompagné de son ami Pompeu, voyage et parcourt le monde pour, selon ses propres termes, élever l’esprit. Mais ce voyage au bout de la nuit est principalement constitué de flâneries, d’étonnants prétextes pour disserter sur des thèmes lourds : la mort, l’écriture, la poésie, les femmes, l’amitié.
Les hommes parlent énormément dans Història de la meva mort, ils sont saisis par une sorte de logorrhée misogyne qui ne cesse de rappeler que l’histoire de la pensée occidentale est fondamentalement phallocentrique, écrite et déclamée par des hommes qui ont réduit les femmes au statut de muse, d’objet sexuel ou d’énigme inaccessible.
Cette parole occupe une place dominante tout au long du premier volet du film (il s’agit d’un film parfaitement sécable en deux parties) afin de se distinguer et de donner sens à la dernière heure du film qui, elle, sera peuplée d’images troublantes, sombres, qui engloutiront tout sur son passage y compris la parole.
Le film travaille une iconographie très particulière sans pour autant dériver vers le fantastique, le maniérisme ou vers un passé qui serait tout simplement déconnecté du présent. Car Serra a toujours fait montre d’un goût très fécond à l’égard de l’anachronisme. C’est notamment ce qui justifie l’humour qui baigne Història de la meva mort et l’enrichit : Serra pose un regard critique sur ce contexte philosophique et historique, qui esthétiquement le fascine mais qui essentiellement le dégoute. C’est pourquoi, par exemple, en un geste de provocation malsaine mais à la fois très belle, Serra invite le personnage de Casanova à chier, littéralement, sur les idées de Montaigne.
L’arrivée insolite du personnage de Dracula autorise le film à dérouler un arsenal d’images écrasantes, lourdes et sentencieuses qui hantent la naïveté mal habituée de notre regard, qui nous confrontent à une succession de scènes de vampirisation et donc de viol ; ce sont des images qui instaurent un malaise dans la représentation, où il est question de cadavres, charogne et putréfaction. Tout se passe comme si, chez Serra, le changement, les transformations intellectuelles, les transitions historiques, devaient obligatoirement passer par l’effacement, le triomphe du brouillage, la nuit, l’éclipse de la lumière. Est-ce à dire que l’Histoire de l’Homme est cadencée par des fondus enchainés ?
Histoire de ma mort – En salles le 23 octobre 2013
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