Nous savons, au moins depuis le Nanook l’esquimau (1922) de Flaherty, que toute image, aussi bien fonctionnalisée que documentaire, obéit obligatoirement à une logique délibérée de mise en scène. Nous devons à Haxan (1922), de Benjamin Christensen, le fait d’avoir pensé, selon un raisonnement éminemment documentariste (même si non reconnu comme tel par l’Histoire officielle du cinéma) le potentiel figuratif lié à l’histoire de la sorcellerie et du surnaturel. Quel est donc le lien qui s’opère entre ces deux films structurants aussi bien dans l’histoire des genres que dans l’histoire des formes et entre In the land of the Head Hunters d’Edward S. Curtis ? Bien avant ces deux grands monuments visuels, Curtis fut montre d’une appréhension spécifique à l’égard des conditions de possibilité de l’image ; concrètement Curtis pensa avant Flaherty et Christensen la puissance informative, heuristique et narrative de l’image en mouvement.
Considéré comme l’un des plus grands photographes ethnologues des Amérindiens, Curtis imagine en 1917 une fresque monumentale sur le récit très shakespearien de deux tribus qui entrent en guerre suite à une histoire d’amour impossible. Ce scénario, somme toute banal, n’est qu’un prétexte pour penser la représentation des acteurs et des pratiques d’une culture.
In the land of the Head Hunters s’insère modérément dans la logique dominante des images ethnographiques des premiers temps ; les principes majeurs de cette logique étant ceux de portraiturer, cartographier, collectionner, classer et ordonner le monde ; un monde, donc, substantiellement colonisé par l’image, instrument du pouvoir à l’aube du siècle dernier. Sauf que, contrairement au regard dominé par les représentations phénotypiques et exotiques qui caractérisaient le cinéma ethnographique, Curtis envisage la découverte et la transmission d’une culture à partir d’un geste foncièrement philanthropique. Dans le contexte des colonialismes galopants, l’entreprise de Curtis a pour principale ambition celle de conférer à l’image le pouvoir de préserver de l’oubli les gestes d’une culture en train de disparaître. C’est surtout en tant que photographe ethnologue que Curtis cherche à figer les poses et la dynamique des gestes d’une société.
De ce geste désespéré et rédempteur deux conséquences en résultent : d’une part le film déroule, hanté par un certain primitivisme intellectuel très attaquable mais qui nécessite d’être replacé dans son contexte, un complexe de clichés, stéréotypes et croyances réductionnistes qui participent à faire de l’altérité un espace et une surface sans profondeur ni épaisseur : en bref, l’Autre est réduit à une simple, seule et unique image. Il ne s’agit pas pour autant de mépriser les pratiques de la culture amérindienne, loin de là ; Curtis n’est pas cinéaste et ne conçoit pas la possibilité de produire du discours à partir de son instrument de représentation ; c’est dans sa condition de photographe ethnologue que Curtis stéréotype, résume et condense tout l’esprit d’une culture.
D’autre part, grâce au geste de rédemption dont s’imprègne tout le film, In the land of the Head Hunters contribue à la configuration littérale d’une conscience-monde, d’un être-au-monde. Car il faut sans doute rappeler que ces images, à l’époque où elles ont été produites et transmises, provoquaient chez le spectateur une conscience universelle où les frontières et les distances géographiques étaient symboliquement abolies par l’écran. Indiquons qu’aujourd’hui, ces images jouent une fonction non plus uniquement spatiale, puisque de nos jours les distances se dématérialisent de façon croissante, mais principalement temporelle, où ce qui se dégage c’est une conscience historique qui interroge la survivance du passé dans notre civilisation contemporaine, la circulation d’une imagerie tribale que l’homme occidental s’est résolu à pulvériser, ainsi que le rôle politique que les images du passé jouent dans le présent.
Cette conscience historique qui surgit en voyant le film de Curtis est absolument indissociable du principe de l’oubli ; car In the land of the Head Hunters est un grand film sur et contre l’oubli. A commencer par la façon dont la restauration du film atteste elle-même de la difficulté de reconstituer l’intégralité du travail de Curtis : certaines séquences ont été rétablies uniquement à partir d’images fixes (solution de montage qui résonne avec le plus grand film de fiction sur l’oubli qui soit, La passagère d’Andrej Munk) et d’autres semblent lutter désespérément contre la dissolution de l’émulsion (ce qui n’est pas sans rappeler l’œuvre sublime et fascinante de Bill Morisson). Si le travail de restauration est lui-même inventif c’est parce qu’il n’hésite pas à rendre compte de la violence matérielle qui s’exerce sur des images oubliées et enterrées par une société spéculative construite sur le principe de l’effacement des traces du passé.
Au delà de l’aspect incontestablement documentaire qui traverse toutes les images, Curtis opère un dernier geste infiniment chargé de sens, dont Flaherty est sans doute redevable, qui est celui d’édifier l’observation de cette culture sur les principes fondamentaux de la fiction. Articuler travail ethnographique et mise en récit permet simultanément d’échapper au regard purement scientifique (et donc au pouvoir symbolique susceptible de s’exercer par l’image sur ces tribus), mais aussi de rappeler que le fondement de toute culture n’est autre que le fantasme du devenir-fiction, du récit mythique. Le récit dont il est question dans le film de Curtis puise ses racines dans les bases de la tragédie grecque. C’est indéniablement à cet égard que ces images abolissent l’écart aussi bien historique que culturel par rapport à notre temps ; en d’autres termes, il est question de souligner l’impérissabilité de la dramaturgie. Aucun peuple ne peut se passer d’images ; tel est le projet politique qui s’érige dans le film. Nous ne sommes pas loin de l’éternelle formule deleuzienne du « peuple qui manque » : en effet, pour qu’un peuple commence réellement à exister il faut que celui-ci se mette en scène, qu’il devienne théâtre, personnage, fiction.
Une dernière remarque sur la musique de Rudolph Berger s’impose : le travail sur la bande son résulte d’un geste spéculatif anodin qui consiste à épouser images des premiers temps et sons électroniques ; se configure ainsi une très belle dissertation audiovisuelle sur le rapport que nous entretenons aujourd’hui avec les images du passé : un rapport tout aussi bien fondé sur l’étrangeté, le fétiche et, bien sûr, la fascination. La musique de Berger prend à bras le corps le hiatus qui sépare les images du passé de celles du présent afin d’interroger, par le biais de sons métalliques, anachroniques et synthétiques le vertige de l’intervalle historique.
Int he land of the hand hunters, sortie le 20 novembre 2013
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