Les habitants, de l’hollandais Alex van Warmerdam, est un film profondément européen. Certes, cette affirmation pourrait sans doute passer par une tautologie autoritaire et vide de sens ; or toute la force du film tient précisément dans l’extraordinaire, rigoureuse et intelligente synthèse que Warmerdam élabore sur quelques aspects narratifs fondateurs et formellement constitutifs de la richesse du cinéma européen.
A commencer par la plus centrale et significative de ses initiatives, celle qui consiste à s’attacher au traitement du motif de la communauté. Les habitants architecture la vie des membres d’un lotissement perdu, dans le Nord de l’Europe, où les attentes vitales sont limitées, les illusions perdues et où tout semble tourner autour de l’excès et de l’absence de sexe. Tout le film va se construire sur l’articulation qui se fait entre des personnages au statut divers et contradictoire : un boucher à l’appétit sexuel illimité, un garde-chasse paradoxalement myope et stérile, un enfant séduit par l’africanisme qui se déguise en Noir ou encore une femme (l’épouse du boucher) vouée au Seigneur. C’est dans l’antagonisme figuratif où se joue une certaine vision critique de l’Europe : il est question de faire vivre ensemble, dans un espace commun indéfinissable, des corps qui fonctionnent selon des motivations opposées. Malgré l’écart figuratif et narratif sur lequel se fonde cette communauté qui vaut, inévitablement, pour toutes les communautés européennes, Warmerdam n’avance aucune hiérarchie ni rapport de force dans sa mise en scène ; c’est sans doute en cela que Les habitants apparait comme un film sensiblement socialiste puisqu’aucune distinction ni condescendance n’a lieu d’être dans la représentation du groupe.
Alors que le cinéma américain, sauf rares exceptions, appréhende la communauté comme une anarchie, comme la source première du désordre absolu et de ce fait ne cesse de construire ses mises en scènes autour de l’individu et par extension du héros, le cinéma européen envisage le traitement de la communauté comme une responsabilité formelle, comme une matière privilégiée permettant de penser la spécificité de l’union – au sens humain, communautariste et non pas capitalistique – européenne. Les habitants pense l’Europe comme un réservoir d’angoisses, un arsenal de pulsions, un espace esquissé, symbolique et douloureusement imaginé. C’est sur un registre cynique, noir et très comique que se déplient les scènes dans la forêt improbable en plein milieu d’un désert. Cette forêt, au-delà d’apparaître comme une sorte de microcosme de l’imaginaire, de doublure du monde très Lynchienne et donc Carrolienne, pourrait être comprise justement comme l’image d’une Europe hostile, isolée où transitent des individus incapables de vivre ensemble.
A ce titre, Les habitants propose une lecture éminemment critique du projet Européen. A l’instar des sublimes dissertations sur l’individu qu’un Kaurismaki a introduit dans le cinéma Européen, où il s’agit de penser les quelques traces poétiques qui restent dans les gestes et dans les regards des cadavres du prolétariat, Warmerdam se consacre à remonter aux sources gestiques premières du Sujet. Se dessine ainsi une image de l’individu qui, malgré le primitivisme de ses gestes (la peur, les pulsions sexuelles, le fanatisme religieux) rêve de vivre en communauté dans un espace lisible et, bien entendu, habitable.
Les habitants, disponible en dvd (Ed Distribution)
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