Casse-tête chinois, c’est un peu des retrouvailles avec des amis de longue date, dont les préoccupations sont aussi les nôtres – le couple, les enfants, l’amour, les séparations, la famille – et dont on suit les histoires de vie en faisant l’expérience du temps. Après Barcelone et Saint-Pétersbourg, ce troisième volet se déroule à New-York. Un choix a priori risqué tellement la Grosse Pomme a déjà été filmée, notamment par les plus grands – Martin Scorcese, Woody Allen – mais qui s’avère vite être un personnage à part entière dans le récit. « Les trois films parlent de voyage et New York contient cette idée du mouvement, nous dit Cédric Klapisch. C’est peut-être aussi le cas de la Chine ou de l’Australie, de Londres ou de Hong Kong mais la spécificité de New York est qu’elle a été habitée tard et d’une certaine façon, tout le monde est étranger dans cette ville. Xavier va s’y retrouver étranger comme les Noirs, les Latinos, les Asiatiques. Il y a cette sensation de ville-monde, très métissée où l’on entend parler toutes les langues. Cela ressemble à l’appartement de L’Auberge espagnole qui était déjà une petite Europe. C’est une façon de conclure le mouvement de ces trois films. Je suis parti de l’identité de l’Europe, en passant par sa frontière avec Saint-Pétersbourg et la Russie, pour aboutir à une idée de la mondialisation dans Casse-tête chinois ». L’une des belles idées du film est donc d’utiliser une ville aussi iconique, non pas comme un simple décor, mais comme le reflet du désordre intérieur de Xavier, le personnage principal interprété par Romain Duris. « L’image qu’on a de New York est que c’est une ville très quadrillée, très carrée, alors que la réalité est que c’est un bordel immense où chacun a ses propres règles. C’est ce qui est fascinant aussi, l’électricité qui est créée par ces gens de cultures différentes provoque quelque chose de très intense, fort et enthousiasmant, qui est le contraire de l’ordre. Le conflit de Xavier ressemble à ça, il essaie d’être très cartésien alors que la vie l’oblige à faire des choix très compliqués. »
Treize ans se sont écoulés depuis L’auberge Espagnole, Cédric Klapisch voulait que ses acteurs prennent de l’âge, aient des enfants comme leurs personnages pour jouer leurs rôles dans Casse-tête chinois. Mais ce temps implique aussi d’autres modifications profondes pour son auteur, notamment en termes d’écriture. « J’ai compris que je ne pouvais pas écrire ce troisième opus comme je l’ai fait pour les deux autres, avoue-t-il. L’auberge espagnole s’est écrit en quinze jours, dans l’urgence et l’improvisation. Ce côté gracieux vient du fait que ce film est un brouillon et qu’il s’est passé quelque chose dans ce brouillon. Pour Casse-tête chinois, j’ai été obligé de prendre mon temps, de réfléchir tout au contraire des deux premiers où l’idée de la spontanéité était importante, alors que celui-ci privilégie la réflexion. C’est aussi lié à l’âge des personnages. Je ne pouvais plus nourrir ce côté chien fou que Romain Duris avait dans l’Auberge espagnole. »
Pense-t-il avoir lui-même mûri en tant que metteur en scène ? Pas si sûr. « Je pense que mon meilleur film, c’est Le péril jeune, et je me dis que je n’ai pas fait de progrès depuis. C’est troublant car quand on vieillit, cela devient de plus en plus facile de faire des films grâce à l’expérience et à la maturité. Mais ça n’apporte finalement pas plus de qualité. Un bon film est quelque chose qui vous échappe. Là où la maturité peut aider, c’est en préservant ces choses qui vous échappent. J’essaie de maîtriser le travail sur la direction d’acteur, l’esthétique du film, le scénario. Mais au fond, j’aime qu’il y ait des choses qui ne dépendent plus de vous ».
Difficile de préserver ces petites choses quand on tourne avec une équipe américaine. « On a beaucoup de liberté en France, car on connaît les gens, il y a un côté artisanal, poétique et bordélique. Alors que là-bas, une équipe de cinéma américaine a comme référence l’armée, avec son organisation, sa hiérarchie, son fonctionnement, sa rigueur. Il n’y a pas de système D, chacun a sa mission. On doit se confronter à une autre culture de façon très radicale, c’est assez violent. Comme ce n’est pas une façon classique de faire du cinéma pour moi, c’était aussi imprévisible. J’ai été obligé de tourner différemment, avec un storyboard, un texte répété des mois à l’avance, des discussions avec une centaine de personnes chaque fois qu’il faut prendre une décision. Du coup, il y a quelque chose de différent qui s’imprime sur ce film. »
Si Casse-tête chinois est un film sur la vie, c’est aussi un film sur la création et comment l’une nourrit l’autre. « Je suis dans la tête de Xavier quand il écrit son roman en même temps que le film se déroule. Son roman, c’est sa vie, mais on est dans sa tête, ce qui autorise des décalages, permet des fantasmes, les apparitions de philosophes allemands. C’est une façon de clore les trois films en parlant du mécanisme de l’écriture. Camus dit « il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner ». Ces deux temps-là sont très importants quand on est créateur. Je sens que je suis obligé de parler de ces mécanismes d’écriture dans mes trois films, du décalage entre la vie et comment la raconter, c’est un va-et -vient permanent. C’est inspiré de La recherche du temps perdu de Proust, à la fin duquel il dit « je vais écrire ma vie ». J’aime que le spectateur se pose des questions de narration. Quand Dominique Besnehard dit au début du film que le bonheur est mauvais pour la fiction, c’est vrai. Le lagon bleu est le seul film que je connaisse qui ne parle que du bonheur et il m’a fait comprendre qu’il faut qu’il y ait des problèmes sinon il n’y a rien à raconter ! »
Avec son côté sériel et son décor New-Yorkais, Casse tête chinois pourrait facilement être envisagé comme un trait d’union entre le Truffaut de Doisnel et la sitcom américaine. Si Cédric Klapisch tique d’abord sur cette définition, il finit très vite par admettre. « C’est vrai que le travail sur le scénario dans les séries américaines est très impressionnant. On ne voit même pas ça au cinéma qui en devient presque moins intéressant. Quand je vois House of cards, il y a un tel travail sur l’écriture, la narration, le travail des acteurs… C’est phénoménal et impossible à contenir dans un film. C’est un véritable nouveau langage que j’observe depuis Six feet under et Les Sopranos. Ce besoin de narration est assez significatif de notre époque. Il y a un plaisir d’être dans la linéarité, l’identification, le récit, le suspens, suivre des personnages. J’aimerais réaliser une série. » Avec L’auberge espagnole, Les poupées russes et Casse-tête chinois, n’en a-t-il déjà pas filmé une ? « Je suis tenté de ne pas faire de suite. J’ai l’impression, avec ce troisième film, d’avoir échappé à la déception, ce que je ne suis pas sûr de faire avec un quatrième ».
On parie ? Rendez-vous dans dix ans.
Propos recueillis le 14 novembre 2013
Casse-tête chinois, actuellement en salles
Note: