La sortie en salle du nouveau film de Paul Vecchiali sera bientôt suivie d’une rétrospective à laquelle devrait succéder un coffret DVD. L’occasion de se plonger enfin dans une œuvre singulière, trop éclipsée dans la critique par le souvenir omniprésent de la Nouvelle Vague. Paul Vecchiali est un cinéaste majeur, aussi faut-il se réjouir que des films aussi beaux que l’Etrangleur, Corps à cœur ou encore Once More puissent être redécouverts.
Pour son retour au grand écran, le cinéaste s’est penché sur la nouvelle éponyme de Dostoïevski, à la suite de Luchino Visconti, Robert Bresson ou encore James Gray. L’histoire : un homme solitaire rencontre une femme la nuit et la fait échapper à une agression. Il en tombe amoureux, mais elle en attend un autre, parti loin et lui ayant promis de la retrouver à son retour. Vecchiali transpose l’intrigue de Saint-Pétersbourg à la jetée de Sainte Maxime. Les protagonistes n’ont pas de nom dans la nouvelle, le cinéaste les nomme alors Fédor et Natacha et en confie à l’interprétation à Astrid Adverbe ainsi qu’à Pascal Cervo, vu au cinéma chez Laurent Achard.
Ce nouvel opus est caractérisé par des partis-pris radicaux qui l’entraînent vers une aridité éloignée des adaptations précédentes : l’action se concentre sur un seul décor, la jetée de Sainte Maxime, la nuit. Il surprend d’abord par son inactualité : il faut tout de même un bon gramme d’audace pour porter aujourd’hui à l’écran l’histoire d’une fille que sa grand-mère retient à sa robe par une épingle à nourrice alors qu’elle est en âge d’être indépendante, marque de puritanisme anachronique pour un film dont l’action se situe de nos jours. Seul le téléphone se greffe à l’histoire comme marqueur de contemporanéité, et avec quelle violence ! sa sonnerie stridente vient déchirer la douce mélopée constituée par la diction des acteurs et le clapotis des vagues.
Vecchiali dresse sur ce plateau unique le drame d’un homme, un « masochiste » (voir entretien) selon la lecture de la nouvelle par le cinéaste. Il livre un bel exemple d’appropriation d’un grand texte littéraire qui débouche sur une proposition profondément personnelle. Un fantastique diffus est toujours à l’œuvre dans le cinéma de Vecchiali. Ses films ne versent jamais pour de bon dans le surnaturel, or, aussi bien L’Etrangleur que Femmes, Femmes se laissaient gagner par des écarts qui les tiraient loin du réel. C’est un cinéma allergique au vraisemblable, propice au déploiement de visions, rêves et fantasmes des personnages, souvent restés au stade de l’enfance et travaillés par une obsession. Ainsi en va-t-il de Jacques Perrin dans L’Etrangleur, qui rappelle beaucoup Fédor dans Nuits blanches.
Une citation d’André Gide est placée en amorce : « Obscurité, tu seras dorénavant ma lumière ». Elle résume au mieux ce film où sont utilisées aux mieux les ressources de la lumière précisément. Natacha, aux yeux de Vecchiali, est une création de Fédor, née de son désir masochiste d’éprouver la souffrance amoureuse. La texture filmique se maintient toutefois dans une perpétuelle ambiguïté afin que la réalité de ce qui est montré ne puisse être pour de bon remise en question. C’est en modelant par l’éclairage les visages et l’espace que Vecchiali laisse l’appel du fantastique gagner le film. On a parlé de radicalité. Celle-ci se manifeste avant tout dans la diction : le parlé est très articulé, la voix se fait parfois blanche. La disposition même des corps dans l’espace, très travaillée, entraîne le film loin du naturel. Cet espace-là, s’il a les apparences du réel, est bien trop marqué par l’artificialité pour que son authenticité ne puisse être questionné : c’est par ce biais-là que le cinéaste entraîne sa réalisation vers la rêverie. Le phare projette une lumière bleue sur les visages. Jean-Louis Leutrat* a bien dit combien l’enveloppement des corps par une couleur est un moyen de faire glisser l’intrigue vers l’irréel. Le bleu précisément fait signe vers un monde magique, autre, mystérieux, nocturne : un monde chimérique. L’obscurité qui environne les corps menace de les avaler, mettant en exergue leur identité de fantasme, mot voisin de fantôme. Quand Fédor disparaît du champ, il recule et se fait engloutir par le noir : « Mais il y avait bien un homme ici », s’écrie alors Natacha.
Le son est utilisé à bon escient pour orienter le spectateur sur la piste de Natacha comme émanation de l’imagination de Fédor : quand elle fait le récit de son aventure avec l’amant perdu, la caméra la cadre tandis que le volume de sa voix baisse, jusqu’à s’estomper totalement. Puis le contre-champ nous offre le visage de Fédor la regardant : le son de sa voix revient et ce sont les mêmes paroles qui sont répétées : Vecchiali signifie ainsi que Fédor est le possible élaborateur de cette fable.
Le film couve une ardeur souterraine, il est traversé par un lyrisme extrêmement retenu mais qui n’a de cesse de sourdre. Les corps sont bien ici engoncés dans les habits d’hiver, la texture des peaux en ressort d’autant plus avec une sensualité distillée parcimonieusement. Fédor brûle intérieurement, Natacha le remarque bien en lui faisant le reproche de la violence avec laquelle il la tire près de lui à l’intérieur du cadre ; puis elle le décrit comme « prêt à prendre feu comme de la poudre à canon ». Le lyrisme de ces Nuits Blanches, qu’est-ce sinon de cette poudre qui risque de tout faire s’embraser ?
Quand tant de films français sont envasés dans un naturalisme qui n’est que soumission à l’effet de réel, chasse au pittoresque et traque du petit détail sociologique, les charbons ardents du cinéma de Vecchiali ont tout pour enthousiasmer. Ces Nuits blanches nous arrivent quelques mois après Adieu au langage de Godard et Le Paradis de Cavalier : ce sont donc des cinéastes ayant débuté leur carrière dans les années 60 qui offrent aujourd’hui au cinéma français les plus flamboyants actes de liberté créatrice. Se réinventant à chaque films, ils réinventent un peu le cinéma lui-même.
* Voir Vies des fantômes, le fantastique au cinéma, éditions Cahiers du cinéma
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