La surprise fut de taille lorsqu’au détour d’une notification de la fondation Louis Vuitton en milieu de semaine dernière, Kanye West s’improvisait gourou de quatre soirées magistrales du 7 au 10 mars, dans l’auditorium riquiqui de ce lieu de prestige. On avait senti venir le coup avec le concert improvisé du 3 mars dans la salle du Koko à Camden à Londres, mais on pensait que tout cela était bien loin de Paris. On se doutait bien que Kanye West n’en resterait pas là, alors que Jay-Z assommait le MoMa de New York à coup de beats, lors d’une soirée triée sur le volet.
La fondation nous a habitués depuis son lancement à quelques happenings de taille. Côté art contemporain, Olafur Eliasson proposait contact un travail exclusif et monumental autour du passage et de la transmission faisant résonner les espaces et le temps. Côté musical, Kraftwerk sanctuarisait huit soirées pour présenter l’intégralité de sa discographie, à raison d’un album par soir.
A chaque fois, la sensation est la même. Celle de vivre une expérience hors du commun dans le cocon organique façonné par Franck Gehry. A croire que les vibrations de ce lieu d’expérimentation décuplent toujours un effet de fascination pour ce qui est proposé… Et que l’artiste devient un meta-artiste et que chaque déambulation au travers des galeries devient exceptionnelle.
Autant dire que l’annonce du rappeur faisait l’effet d’une petite pilule bleue, tant l’excitation ressentie se propageait sur chaque micro millimètre de ce qui fait la chair et l’esprit.
Avant-même le démarrage des hostilités, la partie semblait gagnée. Voir Kanye dans un des berceaux de la modernité contemporaine au sein d’un auditorium à taille humaine. Qu’attendre de plus ? Fallait-il encore qu’il réussisse ! Qu’il se hisse à la hauteur des paradoxes qui le tiraillent : un goût prononcé pour le barnum médiatique et ses effets real life d’une part. La puissance de sa musique, son animalité et un talent de mélodiste hors-normes d’autre part. On voulait voir tout cela. Kim et le lion, la pureté et l’obscénité.
Même si le prix du billet pouvait laisser songeur et que la moitié de l’amphithéâtre était parsemé de zombies de la Fashion Week, le coup fut un uppercut. Un shoot d’adrénaline d’une heure disséminé par la star.
Le concept de la soirée : deux parties.
D’abord, la découverte en avant-première mondiale dans la galerie 4 de la fondation du nouveau clip de Kanye West, celui qui accompagne le morceau All Day, réalisé par Steve McQueen, le réalisateur de Hunger, Shame et Twelve Years a Slave. En moins de dix minutes chrono, le ton était donné. La congruence entre les motifs du cinéaste et le corps de Kanye West filmé en pleine usine désaffectée. On y voit un homme, Kanye West, traversé par une vibration rythmique qui irradie son corps en train de se débattre avec un espace qu’il ne maîtrise pas, jusqu’à l’affaissement. Un corps qui se dresse, qui s’abîme, qui se débat avec le cadre. Un ring, où le rappeur lutte avec lui-même.
C’est tout le sens de ce qui va suivre lors d’un show époustouflant. Il est 22h30 lorsque Kanye West se présente seul, tout de blanc vêtu, entouré d’un cube d’écrans aux images naturalistes qui l’emprisonnent au même titre que l’usine dénudée mise en scène par McQueen.
Pas de round d’observation. Kanye West attaque comme un chien qui vous saute à la gorge avec un flow rageur soutenu par une rythmique lourde, dense et intense. On sight tirée tout droit de Yeezus, son album le plus expérimental, sonne l’introduction du set. Ce qui frappe, c’est l’engagement physique, pour ne pas dire physiologique, du rappeur. Son corps prend le dessus sur les pulsations de la musique qu’éructent les machines. La poésie du corps face à l’intensité des machines, c’est ce que montrent ces trois écrans infiltrés par un ciel lourd, un océan déchaîné, une forêt immense.
La force de Kanye West, c’est cela. Le mariage de l’organique et de l’analogique en poussant toujours un peu plus à chaque disque, le curseur de l’interpénétration de ces matières.
Passée l’introduction, aucun temps mort. La playlist sera réjouissante, passant allègrement de Black Skinhead à Say you will, jusqu’à un incandescent All Day et un phénoménal All of the lights. Une quinzaine de morceaux au final. Kanye West y mettra à chaque fois la même intensité, tantôt sautillant, tantôt accroupi, tentant quelques breaks sans interruption du flow. Tout en puissance distordue.
Le rappeur obtiendra d’un public médusé un circle pit, cette danse traditionnelle du Hellfest où les individus courent en cercle, comme traversés par des rayons magnétiques jusqu’à la transe.
Avant un dernier titre, comme une prière précédant la mort.
Et puis il s’en ira, comme il est venu. Sans un regard, sans un remerciement, comme un chien en fuite après qu’il vous ait sauté à la gorge. Magistral.
Note: