Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos, Solène Rigot et Vega Cuzytek… Quatre actrices. Quatre femmes, quatre corps et quatre auras pour une proposition de cinéma novatrice et intéressante, ambitionnant la finesse psychologique d’un portrait particulier. Arnaud des Pallières, tel un cosmologue humain découvrant une théorie nouvelle qu’il est désireux d’appliquer à des systèmes universels faits de lois et de contingences, a voulu peindre un portrait de femme entre oppression, violence et libération à partir d’une expérience biographique, dont le travail sur quatre facettes semblaient approcher la grandeur et la multiplicité du cas approché. Malheureusement, comme les paroles de la chanson phare du film – It’s all over de Dan et Adam Skinner -, le regard porté sur cette vie de femme marquée au fer rouge par des événements dont seule l’absolue empathie masculine ou le regard féminin pouvait extraire tout le tragique, la force et la morale qu’elle incombe, nous fait sentir ce personnage comme des « untouchable souls ».
Certes, tel était le projet du réalisateur et du scénariste : aborder ce personnage au travers de sa multiplicité caractérielle et temporelle, dans une visée à la fois féministe (brisant le carcan de la « femme étendard » et « allégorie de lutte » qui est récurrent, quoique nécessaire) et plus largement humaniste, laissant filtrer à travers la caméra les contradictions et les ambigüités d’une figure qui se veut être celle de l’Homme, multiple et mue par l’amour généreux.
Mais le problème se trouvait en germe, déjà, à la source même du projet : l’entreprise biographique, surtout lorsqu’elle se colore d’une telle charge tragique et révélatrice d’un état de la société, est un essai des plus délicats. Arnaud des Pallières, qui semble ne s’être emparé de cette technique dans un but plus ostentatoire et orgueilleux, que favorisant l’ouverture interprétative (c’est l’argument qu’il lançait pour se défendre des critiques lors d’une avant-première), construit son œuvre et « déconstruit » la vie de cette femme au travers d’une narration à rebours, entrecoupée de flashbacks, abolissant définitivement les frontières de l’espace-temps dans l’étude d’un personnage. Sans oser lui enlever le louable culot de vouloir immiscer le spectateur dans la peau mémorielle d’un personnage à sens multiples, on fait tout d’abord face à une étrange impression de lecture déterministe d’un cas.
Délestant ses identités à travers ses âges, et visiblement accusée d’un crime qui la poursuit jusque dans les ersatz de son passé qu’elle remodèle sur ses ruines, le montage, guide sans boussole qui voudrait nous faire marcher à reculons sur une toile d’araignée à la fois incohérente et faussement psychologique, voudrait nous donner les clefs de lecture aux images et événements du futur. Certes, Arnaud des Pallières s’est taxé d’avoir été adoubé par la femme dont il dresse le(s) portrait(s) de manière fictionnelle. Mais n’a-t-il autre fonction que la tentative de bouleversement de spectateurs qui pour la majorité – espérons -, n’ont pas vécu ce parcours que l’on distancie tant de nos intellects ? En ceci, bien qu’une profonde générosité, une infinie tendresse et désir revanchard sur la vie soit accordé à cette femme, c’est bel et bien un cas que l’on décortique. Voici, au travers d’un regard voyeuriste relativement bienveillant, mais biaisé, ce qu’est cette femme. Tout en se voulant ouverte et libérée de tous carcans, un regard lourd, étouffant, patriarcal se pose sur l’esprit, le corps et la vie d’une femme dont le cœur bat encore réellement, par lui-même, merci pour elle.
Entre interprétations freudiennes de la sexualité débridée de l’héroïne campée par Solène Rigot, lecture déterministe ou encore réutilisation des rôles et types de jeux phares de chacune des actrices de cet éventail féminin, c’est une œuvre et une dame de grande envergure qui sont rabotées. Adèle Exarchopoulos, dont le choix pour la « période lesbienne » dont l’influence n’est pas tant dépeinte dans les autres parties, permet d’être un modèle d’érotisme et de visagéité béats dans des compositions rappelant forcément La Vie d’Adèle. Adèle Haenel retrouve ici, surlignés sans vergogne, les « rôles sociaux » dans lesquels on la catégorise. Quoi qu’il en soit, on se questionne sur la gratuité de certaines images, qu’elles soient chargées de nudité ou de violence et sur leur place dans la composition globale. Isolez chaque partie et vous obtiendrez une œuvre louable quoique vaine et sans grand souffle émotif. Liez le tout et l’on croit faire face à un fourbi larmoyant, démonstratif, creux et endimanché par des influences qui se veulent coller au plus près de la peau des personnages. Lorsque décollerait enfin notre pouls et notre adhésion à l’image et cette histoire de drames et de courage, il semblerait que la réalisation n’avait pas la force (ou pas le temps, la cartographie de cette femme étant beaucoup trop imposante) d’en concrétiser la substance dramatique. Comme balancés dans les mouvements déséquilibrés d’un cinéaste qui ne sait pas par où regarder une femme qu’il a « mal éclairée », on oscille entre misérabilisme réducteur et lâches dissimulations.
Cependant, la « lumière » concrète détournée sur ces femmes et leur environnement – si l’on fait abstraction du regard machiste qui semble les caresser, de façon souvent gênante et incompréhensible – est d’une beauté humble et certaine. Surélevant l’œuvre dans sa vision globale des rapports sociaux entre des êtres multiples et d’une beauté que leur éclatante individualité leur imprime, Arnaud des Pallières accorde à chaque personnage la force d’être multiple, libre et sans jugement. C’est l’indéterminé qui rend, somme toute, l’œuvre charmante et intrigante : dans le filtre de la réalité qu’est sa vision propre, il laisse fuiter les attitudes divergentes des archétypes (comme l’amour d’un père qui plus tard sera bourreau, ou encore celle d’un amant futur qui n’approchera pas la fille mineure, quand tout portait à le croire), des couleurs et touches multiples, éclectiques, en bloc, à la fois froides et pétillantes, fausses et crument vraies… L’atmosphère d’un monde déraisonné et emprisonnant l’héroïne dans les circuits de l’argent, du sexe et de la fuite, est le seul à offrir un tant soit peu d’espoir qualitatif et narratif à Orpheline, accordant aux lieux communs d’une vie, la beauté dont elles sont chargées, entre déshumanisation sociale et marque d’une humanité créative toujours présente. Des couleurs pétillantes et balbutiantes, comme dans les yeux orphelins de chacune des actrices, dont les répliques et situations ne leurs sont pas à leur hauteur.
Mais, bien que ne rendant pas honneur à un parcours si intrigant et accidenté, les quatre actrices luttent à elles seules contre les défauts de cette réalisation morcelée et étouffante. Dans une contenance émotive en filigrane à travers les âges, chacune d’entre elles rayonne de talent et de compréhension, pour leur part réellement ancrée dans la vie de cette femme qu’elles incarnent. C’est comme si, lors d’une audition-clef dans la vie d’une future actrice dont le talent est indéniable, les chargés de casting rejetait violemment sa candidature ou tronquait son importance dans le film. L’émotion incroyable dont s’investissent ces femmes, qui révèle une Solène Rigot bouleversante dans le portrait d’une gamine battue, déambulante et déchirée, est à nouveau étouffée par l’orgueil criminel d’un tiers.
Malgré cet immense gâchis filmique, théorique et dramatique, on ne boudera jamais une tentative aussi généreuse, humaniste dans l’idée et électrisée dans les émotions certes décousues, aplaties par leurs incohérences et leur vanité, mais qui laissent vibrer sur les quatre visages sauveteurs du tout un sentiment d’inaccessible, de beauté brute et de rage de vivre.
Car au fond, en faisant fi de tous ces critères dégradant la qualité de l’œuvre, on a bien affaire à du cinéma dans sa pureté, dans sa première proposition : la violence d’une réalité jetée sans autre raison sur l’écran blanc de nos vies rangées que celle de ressentir, comme personne, les joies et déboires de ces âmes intouchables. Aux actrices portant cette ruine, à la femme portant ces souvenirs, cette non-œuvre fait contraster votre souveraineté talentueuse.
Note:
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