En cinq années, Alejandro Ghersi, vénézuélien prodige d’à peine 26 ans, a complètement bouleversé le paysage musical moderne. L’ascension fulgurante de ce jeune artiste est proprement singulière. Balancé sur le devant de la scène par son rôle de producteur-compositeur sur le fantasque Yeezus de Kanye West et bien sûr, par sa collaboration au long cours avec la nouvelle reine de la pop d’avant-garde FKA Twigs (EP2, LP1), il a pris une autre dimension en devenant l’intime complice de la grande Björk sur le violemment émotionnel Vulnicura. Un CV en béton donc, mais qui ne serait pas grand chose sans ses projets personnels, à raison d’une sortie par an, que ce soit avec un Ep, une mixtape ou encore un album. Ils caractérisent tous une œuvre et un son uniques, à la fois froids et charnels, comme ses figures débordantes et physiques de Jesse Kanda qui accompagnent en image (clips et visuels), le travail de Arca, nom de scène de Ghersi.
Pourtant rien ne laissait présager ce troisième opus, titré Arca, comme pour un nouveau départ. Car ici, le prestigieux producteur prend un chemin inattendu et renaît en (Art-)Pop star, égal de ses muses Tahlia Barnett (FKA Twigs) et Björk Guðmundsdóttir. De quelle manière ? En centralisant ses compositions alambiquées et futuristes autour de sa voix. Oui, Arca chante et c’est divin ! Un organe de plus qui vient s’ajouter à ce corps béant et débordant qu’est sa musique. D’autant qu’il sait varier l’objet vocal, des complaintes sensuels et suaves (Fugaces) à la douceur cristalline et aiguë (Piel, Anoche), en passant par un grave martial de Torero (grandiose Saunter). L’analogie avec le spectacle phare et décrié de la culture hispanique n’est pas anodine. En effet, si on est surpris d’entendre la sublime voix d’Alejandro Ghersi, cette émotion est décuplée par l’utilisation de sa langue maternelle. Ce n’est pas que le phrasé espagnol soit inconnu dans la musique contemporaine. Mais ici il s’accorde parfaitement à la sensualité et à l’étrangeté du décorum d’Arca, en même temps qu’elle lui permet de se dévoiler un peu plus.
D’ailleurs ce troisième Lp tient avec la corrida des rapports à d’autres niveaux. Tout au long des 13 titres qui composent cet album, suinte une odeur putride de mort et de sang. Mais aussi de sperme et de fluides corporels. Après tout, au delà de la violence de ce duel entre un homme et un taureau, se déroule aussi une sorte de danse bestiale et érotique à laquelle ils se livrent quelques heures durant, accouplant une fois de plus eros et thanatos. On l’entend sur Anoche et Reverie, les deux singles choisis par Arca pour promouvoir son album. Le chanteur envoie son auditeur dans le temple de l’orgasme, tout en lui rappelant son autre appellation, la petite mort. Entre une atmosphère sexuelle et chaleureuse et les tempêtes de l’angoisse et de la douleur, le fil est tendu chez Alejandro Ghersi. Encore plus dans Reverie qui s’emballe dans son final chaotique, et qui d’ailleurs s’est offert un clip époustouflant de Jesse Kanda où Arca est, sans surprise, une chimère mi-torero mi-taureau.
Arca est d’une grande homogénéité, ce qui est une qualité, car ici tout surpasse l’excellence. Surtout la production, toujours aussi avant-gardiste et sans jamais copier son magnifique travail effectué avec FKA Twigs ou Björk. Car Alejandro Ghersi apportait un peu de lui même tout en se fondant dans la personnalité déjà forte de ses collaboratrices. Ici, on navigue pleinement dans la chair de l’artiste, une chair fragile, triste, dégoulinante et marquée – comme par ses coups de fouets qui composent l’instrumentation de l’étonnante Whip. Arca nous emmène enfin dans son film d’horreur et c’est fascinant. Les termes abordés sont intimes et d’une puissante violence où règne l’organique, tel un film de Cronenberg ou une peinture de Francis Bacon. Ou plutôt le premier court métrage de Kenneth Anger, Fireworks, où un jeune homosexuel se fait assassiner dans un ballet de corps et de coups et se termine sur un feu d’artifice de gerbes de sangs et de liquide séminal. Castration a un titre qui vous met en garde. Arca ne fait jamais dans la facilité, même quand il s’essaie au tube Pop avec l’incroyable Desafio. C’est une épreuve mais qui sait vous consoler, comme dans les bras d’une mère (la douceur désarmante de l’ultime trio Fugaces, Miel et Child). Au final, l’émotion règne de bout en bout. Et Ghersi de signer l’un des meilleurs albums de la décennie, généreux et transgressif.
Note:
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