Les histoires d’amour impossibles se marient parfaitement bien avec le cinéma. Elles mobilisent un certain nombre d’éléments que seul le cinéma est en mesure d’amplifier : l’accomplissement ou l’inachèvement des gestes, les regards sans contrechamp ou encore et surtout les ellipses douloureuses.
Lettre d’une inconnue est non seulement une histoire d’amour impossible, mais aussi une histoire d’amour férocement tragique. Stephan Brand (Louis Jordan), un pianiste viennois consacré, rentre chez lui et reçoit une lettre arrivée dans la nuit écrite par une femme, Lisa (Joan Fontaine) qui lui annonce, d’emblée, qu’elle sera sûrement déjà morte lorsqu’il entamera la lecture de la lettre. Dès lors, le récit s’attarde sur l’histoire d’amour qui a précédé l’écriture de cette lettre ; une histoire marquée par l’expérience douloureuse de la rencontre futile et de la séparation déterminante. L’amour absolu de Lisa envers Stephan sera toujours vécu en secret ; une rencontre aura lieu entre eux, dont Stephan ne se souviendra plus mais qui marquera à jamais la vie de Lisa.
Implicitement, le récit de Zweig, retravaillé par l’écriture singulière d’Ophuls, pose, comme toile de fond, la grande question dramatique de l’amnésie sentimentale afin de développer un argumentaire sur les fonctions rédemptrices et mémorielles du récit. Il pose, aussi, la question des amours fantasmées et imaginaires, dont le cinéma ne cessera jamais de traiter son potentiel figuratif.
Confiée à Max Ophuls, l’adaptation de Lettre d’une inconnue de Stephan Zweig est parfaitement digne et singulière en cela qu’elle parvient à rendre radicalement ambiguë et énigmatique l’histoire du roman dont elle s’inspire. Pour nous spectateurs, confrontés à des images qui attestent du témoignage de Lisa, qui nous donnent à voir le moment de la rencontre entre Stephan et Lisa, il est certainement dramatique et inconcevable que le musicien ait totalement effacé de sa mémoire une histoire que nous avons attentivement suivie et, surtout, vue. Là où dans le champ de la littérature la question du point de vue est sensiblement univoque, dans le cinéma, il est parfois compliqué de situer la source de l’énonciation ; le point de vue tend à se dissoudre et s’avère équivoque. Ophuls, dans son film, intensifie par moments l’équivocité du point de vue toujours dans l’idée de remettre en cause la souveraineté de la voix-off.
Celle-ci, dans le film, est celle d’une Lisa qui guide en douceur notre regard et qui s’adresse à nous depuis sa mort. C’est le récit d’un cadavre, paradigme absolu de la modernité, qui hante, inquiète et trahit la narration.
Max Ophuls, c’est connu, est l’un des premiers à avoir injecté dans l’image des dynamiques visuelles improbables. Il a toujours déplié des grands mouvements de caméra afin de travailler, sur un mode aussi bien baroque que maniériste, les principes même du spectacle cinématographique. Rappelons, pour mémoire, qu’Ophuls, bien avant Godard, en 1953, pensa le potentiel formel du cinémascope à partir de la biographie tragique, au plein sens du terme, de Lola Montès.
Lettre d’une inconnue s’inscrit dans un contexte très particulier dans lequel bon nombre de cinéastes allemands exilés, (Lubitsch, Pabst) décrivent des histoires qui se tiennent à Vienne au moment de la Belle Epoque. Le choix dudit contexte est aussi bien une invitation à penser les mœurs d’une société très fortement marquée par des inégalités sociales (où il est bien sûr question de parodier l’attitude bourgeoise), qu’une façon très singulière de maniérer le style. Le maniérisme d’Ophuls, dans Lettre d’une inconnue, se manifeste aussi bien dans le traitement de l’espace, traversé par des lumières et des ombres improbables qui inscrivent le corps dans la région des fantasmes amoureux et de la déréalisation du réel ; mais aussi, le maniérisme de Lettre d’une inconnue est indémêlable du mélodrame qui est postulé par le récit dans lequel les sentiments sont portés à leur paroxysme et où la narration se tord afin de se détacher d’une logique vraisemblable ou naturaliste.
Ce principe de vraisemblance n’est plus valable aux yeux d’Ophuls, ni par ailleurs à l’égard de quelqu’un comme Douglas Sirk (cinéaste tout de même en exil, ayant porté les formes du mélodrame et du maniérisme au cinéma à son comble, dont on n’a malheureusement pas encore mesuré l’influence qu’il exerce sur le cinéma contemporain), puisqu’elle approuve et consent, cette logique fidèle au réel, un monde fait à l’image d’un pouvoir qui n’admet aucune déviance passionnelle, excès ou torsion. En somme, le mélodrame, le maniérisme cinématographique, est, pour Ophuls, un geste d’émancipation de l’individu par le cinéma.
Lettre d’une inconnue, disponible en dvd et blu-ray (Carlotta)
Note: