Corporate de Nicolas Silhol, un premier film à moitié réussi sur les méthodes mortifères du management et les rapports humains en entreprise.
« Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode des suicides qui évidemment choque tout le monde »
C’est en ces termes que s’exprimait, en septembre 2009, Didier Lombard, ex PDG de France Telecom, pour qualifier les 23 suicides de salariés de son groupe.
La mode, autrement qualifiée de tendance liée à un phénomène d’imitation, était pour la première fois utilisée par un « grand » patron pour définir l’indéfinissable, le désespoir absolu d’hommes et de femmes qui mettent fin à leurs jours dans le cycle infernal de la machine du travail.
Plutôt que de travail, parlons de méthode.
Nicolas Silhol dissèque l’art de la méthode pour ne pas dire l’art de la guerre, cher à Sun Tzu : celle employée par les grands groupes pour optimiser la ligne de résultats de leur bilan économique en faisant craquer leurs salariés jusqu’à la démission plutôt que la négociation, le reclassement ou le licenciement. Cela coûte moins cher.
Le film s’ouvre d’ailleurs sur un carton d’introduction stipulant que les personnages sont fictifs mais les méthodes bien réelles.
Ces méthodes que le cinéaste a parfaitement documentées par un travail minutieux auprès de l’inspection du travail et dans les grandes entreprises, ont un relief particulier dans le film. C’est sans doute, au travers d’une succession de petits manifestes cyniques, sa partie la plus intéressante et la plus glaçante.
Qui n’a pas connu dans les groupes cotés en bourse le marketing de plans sociaux aux douces appellations pondues par les stratèges de la communication : One Step Further 2018, Cap 2020, Innovating system 2016, Ensemble on est plus fort 2017 …
Ici, il s’agit d’Ambition 2016, le plan choisi par Esen, groupe industriel alimentaire, et managé avec perversion et sans aucun état d’âme par Emilie Tesson-Hansen (Céline Salette) fraichement recrutée par Stéphane Froncart (Lambert Wilson).
Ambition 2016 renommé A16, comme l’autoroute d’un désespoir programmé, concerne 10% des effectifs et tous doivent être amenés à démissionner.
La stratégie est limpide et ciblée : proposer l’inacceptable à des salariés fragilisés et au pied du mur en les manipulant afin que la responsabilité de la décision leur revienne. Le choix sera systématiquement de partir.
Le suicide de l’un d’entre eux va faire imploser le système jusqu’à révéler la face la plus sombre du management d’entreprise en confrontation avec l’inspection du travail incarnée par Marie Borrel (Violaine Fumeau, fidèle du cinéaste)
Dans ce qu’il raconte, le film est très efficace et sonne juste et il est difficile de ne pas légitimer sa démarche. Elle est implacable.
Là où le bât blesse, c’est dans la mise en scène et les basculements psychologiques des personnages, celui interprété par Céline Salette en premier lieu.
La mise en scène est studieuse avec comme seul principe un travail sur le cadre très programmatique. Au début du film, il s’appuie sur la typologie des lieux de l’entreprise (vitrage, parois, cloisons, zébrage) pour être très resserré et rigide et s’ouvre petit à petit au fil du basculement de son personnage principal qui, par intérêt personnel puis par souci collectif, va se libérer du système.
L’autre faiblesse du film, c’est la mise en évidence des enjeux psychologiques des personnages. Les changements de cap sont trop rapides et la peinture du monde extérieur, notamment le cercle familial, ne sert pas suffisamment les basculements. Au fond, on ne comprend pas vraiment les fondements profonds de la démarche de ses personnages.
Par ailleurs, certaines scènes cassent la tension de la narration notamment ce faux entretien entre Emilie et son mari ou cette incursion nocturne dans un bar à la table de coréens, salariés de Hyundai.
Reste néanmoins Céline Salette, actrice vertigineuse d’une grande puissance mélancolique, telle que la définit à juste titre son réalisateur. Elle est magnifique dans le rôle de cette femme en décomposition.
Nicolas Silhol signe un premier long métrage dont on a envie de retenir l’engagement, la précision et l’exemplarité. Cependant, il n’atteint pas la puissance cinématographique et naturaliste de Ressources Humaines de Laurent Cantet mais ouvre une porte singulière et sans concession dans le regard qu’offre le cinéma sur le monde de l’entreprise et de ses loups.
Note: