« Blood Island » commence strictement comme « Jusqu’en enfer », avec l’introduction d’un personnage féminin, ici Hae-won, banquière antipathique qui rejette la demande d’emprunt sollicité par une vieille dame menacée d’expulsion. Rivalité professionnelle, désir de réussite sociale, carriérisme, arrivisme, on entre dans ces deux films via une figure acariâtre et lâche qui refuse de surcroît de témoigner dans une affaire d’agression à laquelle elle a assisté. Mais là où Sam Raimi confrontait son héroïne à la sorcellerie et à la magie noire pour fustiger les banques responsables de la crise des sub-primes aux Etats Unis, Jang Cheol-soo, dont c’est le premier film, se livre davantage à une analyse de la place de la femme dans la société coréenne en propulsant Hae-won au sein d’une communauté insulaire archaïque et isolée. Sur l’île de Moodo, elle retrouve Bok-nam, son amie d’enfance, bouc émissaire désigné par la collectivité, femme trompée, humiliée, battue. Le point de vue initial bascule alors, Hae-won, témoin silencieux de la violence qui s’exerce sur l’île, est systématiquement reléguée hors champs de part la neutralité de la position qu’elle adopte face aux événements, et le spectateur assiste à la métamorphose de la victime qui devient bourreau. Le film emprunte à ce moment-là la direction attendue d’un « rape & revenge » classique, dans un déluge de violence qui fait fonction de catharsis. Les spectateurs venus assister à un déferlement gore se réjouiront même si l’option du slasher est tardive.
Cependant, ce n’est pas dans cette tuerie finale à la cerpe que se manifeste l’essentiel de l’horreur contenue dans le film, mais plutôt dans ce qui précède : les passages à tabacs réguliers dont est victime Bok-nam, le malaise issu des soupçons d’inceste de son mari envers sa fille, le vocabulaire ordurier utilisé par la matrone de l’île, sadique et autoritaire. Retarder sans cesse le bain de sang final permet ainsi à Jang Cheol-soo à la fois d’instaurer une atmosphère malsaine mais aussi de caractériser les personnages principaux en leur donnant une épaisseur psychologique, surtout concernant les rôles féminins, les hommes étant volontairement réduits à des figures bestiales, éructant, crétins et congénitaux. Il faut saluer l’incroyable performance d’actrice de Young-hee Seo dans un rôle de mère courage qui tient le film littéralement sur ses épaules. Sa performance est incroyable tant elle fait ressentir de façon charnelle son calvaire, en évitant in extremis le pathos et le misérabilisme.
Jang Cheol-soo, en situant son film sur une île, s’inscrit volontairement dans le genre du film insulaire dont deux références viennent spontanément à l’esprit : « Les révoltés de l’an 2000 » et « The wicker man ». Dans tous les cas, le genre permet une mise en scène faisant généralement table rase des conventions sociales et morales. Nous ne sommes plus dans une société humaine dite civilisée mais au sein d’une communauté obéissant à ses propres règles et organisation, où tous les repères civilisationnels et domestiques ont disparu et où la nature reprend ses droits. Dans « The wicker man », les habitants de l’île se livraient à des rites et à des sacrifices païens. Dans « Blood Island », le rythme est celui des cultures et de la météo et la sexualité primitive. La part de critique sociale contenue en opposition est manifeste : lorsque Bok-nam parvient à s’échapper de l’île pour rejoindre Séoul, c’est fardée dans un simulacre de femme moderne, rouge à lèvres outrancier et talons hauts. Elle se heurtera dans sa fuite à un mur de prison où les barreaux signifient clairement que son rêve d’émancipation est un leurre et que la situation de la femme coréenne n’est pas plus enviable sur le continent. A contrario, quand Hae-won s’allonge dans son appartement à la fin du film et que la silhouette de son corps dessine la géographie de l’île, le raccourci indique ouvertement que quelque chose d’elle est mort sur l’île et que le sentiment de remord et de culpabilité de n’avoir pas agi en faveur de son amie l’accompagnera pendant longtemps.
« Blood Island », qui puise dans tous les genres, du slasher à la critique sociale, du drame au burlesque, du grotesque au tragique, est victime ponctuellement de la multiplicité de ses intentions. Si le scénario souffre parfois de cet équilibre précaire, il est l’exemple une nouvelle fois incontestable que dans le cinéma d’horreur, le plus important n’est pas dans sa représentation graphique à l’écran (la violence, le sang), mais dans tout ce qui précède, car elle permet au spectateur d’éprouver de la compassion envers les victimes et de ressentir une proximité dans la souffrance. Aussi imparfait que soit son film, Jang Cheol-soo a compris tout cela et son ambition prouve l’hégémonie du cinéma coréen sur le cinéma asiatique actuel.
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