Dire que Mad Max Fury Road était attendu revient à prononcer un doux euphémisme. Depuis l’annonce du projet d’un quatrième volet de la franchise et plus particulièrement depuis le premier teaser révélé au Comic Con de San Diego en août dernier, la pression n’avait cessé de monter auprès de tous les cinéphiles déviants nourris aux post nukes dégénérés des années 80 et de tout amateur de cinéma d’action un tant soit peu au fait de la culture du genre, ceux pour qui l’horizon ne s’arrête pas aux films de la Marvel, ceux qui ne se laissent pas raconter par un énième ersatz de super héros à la mode. Il suffit d’ailleurs au dernier film de George Miller des quelques minutes de son introduction, d’une fulgurance inouïe, dans lesquelles sont concentrées la majeure partie des images des trailers vus sur le web, pour mettre la honte aux Avengers et à leurs avatars numériques, qui peuvent retourner se cacher dans leurs cartons à jouet. On ne connait aucune équivalence à l’entrée en matière de Mad Max Fury Road, furieuse et frénétique, qui laisse le spectateur dans un état de sidération totale. En à peine une demi-heure, George Miller réinvente la légende et donne aux fans de la trilogie originelle ce qu’ils attendaient depuis trente ans, rassasiés au delà de toute satiété. Et ce n’est que le début, le film dure deux heures et ne cessera jamais de tenir sa promesse de course-poursuite (quasi) ininterrompue.
George Miller l’avait annoncé, Mad Max Fury Road concentrerait sur sa totalité l’argument des vingt dernières minutes de Mad Max 2 : le défi, c’est-à-dire du bitume, des véhicules customisés lancés à toute allure, du sang, de la vitesse, des cascades monstrueuses jamais vues ailleurs, de la violence paroxystique. L’Australien avait aussi révélé que le film avait été réalisé non pas sur la base d’un scénario mais d’un storyboard de 3500 planches, annonçant ainsi la note d’intention la plus capitale du film : revenir aux origines mêmes du médium cinéma, remettre au centre les images comme outils de la narration et des émotions. 1895 : L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat, 2015 : Mad Max Fury Road. Un tel raccourci pourrait paraître un brin audacieux, il dit pourtant à quel point George Miller vient d’écrire, au même titre que Louis Lumière, une date essentielle de l’histoire du cinéma. Sans exagérer. A plus d’un siècle d’écart, deux cinéastes ont cru en la puissance d’évocation des images, l’imaginaire qu’elles contiennent, l’impact considérable qu’elles sont capables de provoquer sur le spectateur. Mad Max Fury Road fonctionne aussi sur cette absence quasi totale de dialogues, cette confiance absolue dans la force d’un plan – composition, cadre, durée -, la beauté d’un regard. C’est du cinéma non verbal dans le sens où il n’est pas nécessaire de se fier aux mots pour comprendre le film. Max Rockatanski est un viking dans les cultures nordiques, un chevalier chez nous, un samouraï au Japon. C’est une figure iconique universelle qui trouve son sens et sa fonction héroïque au-delà des cultures. Mad Max Fury Road est davantage qu’un film, c’est un récit visuel construit comme un morceau de rock catharsistique et défoulatoire de deux heures dont il est inutile de comprendre les paroles pour y prendre un pied magistral. Il suffit de se laisser emporter par un riff de guitare, le martèlement des tambours.
Absence de scénario ne signifie pas pour autant « pas d’histoire ». De récente mémoire, ce commentaire a été entendu de la façon la plus inappropriée au sujet de Gravity, autre immense objet réflexif de cinéma qui réinventait la place du spectateur, dans un cadre identique de survival ultime. Le désert australien de Mad Max répond ainsi au cosmos du film d’Alfonso Cuaron, c’est un lieu vierge et hostile à investir dans un seul but : rester en vie, coûte que coûte. Dans les deux films, les corps sont malmenés, tournent dans le vide, cherchent leur place, il n’y a plus de haut ni de bas, la gravité y est sans cesse contrariée, on s’accroche à ce que l’on peut pour gagner quelques minutes d’existence humaine. Si une histoire vaut bien la peine d’être racontée, n’est-ce pas celle-ci ? Des personnages qui cherchent une raison de se battre pour la vie, en surmontant leur trauma – dans les deux cas, la perte d’un enfant – ? Mad Max Fury Road accède ainsi au statut de grand film humaniste dans sa façon de scruter dans le chaos la lueur d’espoir qui permet de croire en l’humanité. L’évolution du personnage de Nux, le plus intéressant du film, illustre cela : d’abord fanatisé et prêt à mourir dans un rituel grotesque de promesse d’une vie nouvelle et meilleure, il choisit aussi la vie au contact de ce groupe de femmes qui symbolisent la pureté et l’avenir.
Alors autant balayer d’un geste lapidaire ces avis inadéquats sur l’absence supposée d’enjeux narratifs. Comment ne pas voir que Mad Max Fury Road contient en sous-texte une lecture moderne du fanatisme et du djihadisme ? Que George Miller over plote (à l’instar des Wachowski dans Matrix) le récit pour le simple plaisir gourmand de bâtir une mythologie globale qui pourrait servir de base à d’éventuelles séquelles à venir – la citadelle est à peine explorée et les cités de Pétroville et du Moulin à Balles sont à peine évoquées – ? Comment nier cette capacité à caractériser psychologiquement les personnages uniquement dans leurs actions, en l’absence de tout dialogue inutile ? Urgent, définitif, monumental, primitif, Mad Max Fury Road fait partie de ces films rares, peut-être un par décennie, qui redonnent foi dans le cinéma, qui autorisent à croire que des créateurs visionnaires tels que George Miller peuvent mettre le système à leurs pieds pour réinventer son langage et sa grammaire. Soyez-en les témoins !
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