Pour juger du nouvel album de Radiohead, rendons-nous directement sur la dernière plage du disque pour écouter True Love waits, morceau culte du quintet d’Oxford, joué régulièrement en live depuis une vingtaine d’années sans n’avoir jamais bénéficié d’une version studio en bonne et due forme. Le groupe dispose comme cela d’une brouettée d’inédits magnifiques, de I promise à Lift, en attente d’une incarnation discographique, soumis aux évolutions d’un groupe en constante mutation. On se dit que si Thom Yorke et les siens ont décidé de coucher enfin True love waits sur disque, c’est peut-être mus par une inspiration retrospective, l’envie de renouer avec les heures de gloire de The bends ou Ok Computer, un signe plutôt positif pour les fans de la première heure qui ont lâché le groupe quand il s’est fourvoyé avec The king of limbs dans l’impasse d’une expérimentation à tout prix. Franchement, qui a réussi à écouter en entier leur avant-dernier opus, geste pétri d’orgueil d’un groupe imbu de lui-même, en pleine conscience de son statut d’intouchable, de l’adoration quasi aveugle que lui vouent ses fans (on a vu récemment des vidéos d’internautes mangeant des photos de Thom Yorke quasiment religieusement, comme s’ils avalaient le corps du Christ…) ?
La première écoute de True love waits ne permet pas de comprendre ce qui a pu justifier une si longue attente. Sans nier sa beauté intrinsèque, la force de son texte, on ne voit pas pourquoi avoir attendu tant d’années pour aboutir à cette version piano/voix a priori aussi classique dans la forme. Un avis à chaud qui ne souffre pas une écoute plus attentive : derrière la mélodie de piano principale viennent se greffer d’autres notes de piano, comme un écho à la première, une nappe supplémentaire et évanescente à laquelle s’y ajoute une troisième, qui produisent cette impression qu’à l’intérieur du même titre y co-existent peut-être deux ou trois autres, dont on entendrait une forme de persistance, une incarnation antérieure ou fantomatique qui voudrait refaire surface. On pense à cette façon qu’a David Lynch de signifier des états mentaux schizophréniques, en superposant les images les unes au-dessus des autres, tantôt floues, tantôt surexposées, sans qu’aucune ne matche vraiment avec l’autre, brouillant délibérément les frontières entre le rêve, le fantasme et la réalité. A moon shaped pool produit ce type d’effet. On y entend ici ou là la voix inversée de Thom Yorke comme le souffle d’un monstre menaçant, des réverbérations qui proviendraient d’ailleurs, des cloches qui nous accueilleraient dans un autre monde…
Ce neuvième opus ressemble en fait au magnifique clip qu’a réalisé Paul Thomas Anderson pour le sublime Daydreaming. Thom Yorke y déambule dans un monde auquel il n’a pas l’air d’appartenir. Dans le premier plan, il avance tel un fantôme dans un tunnel d’où provient une vive lumière blanche, puis il ouvre des portes, traverse des maisons dont les occupants ne le voient pas, puis marche dans la neige pour trouver une grotte où il s’abrite au coin d’un feu. Le chanteur a l’air perdu, on le voit sourire, mais c’est un sourire qui contient une profonde mélancolie, une tristesse indéfinissable. Un souvenir oublié. Toutes les chansons de A moon shaped pool pourraient être contenu dans ce clip et signifiées par ses images. Elles sont inattendues dans leurs structures qui ne se laissent pas apprivoiser si facilement, elles alternent les styles, le chaud et le froid. Mais surtout, se dégage de l’écoute de cet album le sentiment d’une inquiétante étrangeté. La beauté y tutoie la noirceur, il procure un profond bien-être en même temps qu’un sentiment d’angoisse, il a un impact instantané tout en étant totalement insaisissable.
Alors oui, nous étions fâchés avec Radiohead depuis quelques années. The king of limbs nous avait laissés sur la touche, ce disque qui niait tout sens de la mélodie, interdisait toute émotion si ce n’était le dégoût de voir un groupe que l’on avait tant aimé se complaire dans ces expérimentations stériles. Mais A moon shaped pool pourrait sonner le temps de la réconciliation. Il contient certaines chansons de Radiohead qui n’ont pas grand-chose à envier à Lucky, Street Spirit ou Exit Music (for a film). Daydreaming donc, et son piano entêtant, récurrence de Pyramid song et Videotape, Decks dark et Present tense, avec leurs choeurs magnifiques, qui renouent avec la qualité du song writing de Thom Yorke à son meilleur, à la fois abstrait, parfois surréaliste mais qui sait aussi susciter l’émotion. La voix du chanteur est de nouveau là, belle comme jamais, fragile. La production toute en dentelle de Nigel Godrich convoque l’electronica de Massive Attack, la pop des années 60, la folk des années 70, comme la bossa nova.
Alors bien sûr, d’aucuns diront que tout ceci est terriblement long et ennuyeux, on ne peut pas affirmer en effet que A moon shaped pool est un disque joyeux, il est au contraire marqué par le deuil et la rupture (le papa de Nigel Godrich est décédé pendant les sessions d’enregistrement, Thom Yorke et sa compagne depuis 23 ans se sont séparés). A moon shaped pool n’est pas le disque d’un groupe qui a la grosse tête, bombant le torse pour en montrer de ses capacités comme le fut Radiohead encore récemment. C’est l’album d’un groupe qui expose ses blessures et son âme sans se soucier de défendre son titre de plus grand groupe du monde. Et c’est comme ça qu’on l’aime.
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