Lorsqu’on évoque le mouvement expressionniste au cinéma, les titres qui viennent spontanément à l’esprit sont « Le cabinet du docteur Caligari », « Faust » et « Nosferatu » de Murnau ou les films de Fritz Lang comme « Le docteur Mabuse ». Moins familier des spectateurs que ses illustres contemporains, « Häxan, la sorcellerie à travers les âges » de Benjamin Christensen n’en demeure pas moins un jalon essentiel du cinéma muet d’horreur de son époque, tant en raison de son propos anticléricaliste que de sa représentation formelle, gothique, foisonnante et étonnamment moderne, presque un siècle après sa réalisation. Entre documentaire et récit fantastique, le film dresse un tableau de l’émergence de la sorcellerie au moyen âge à travers sept chapitres qui sont autant de manifestation de l’inventivité visuelle et narrative de son auteur.
La première partie est exclusivement composée de matière iconographique et livresque où le sujet est la représentation du diable et de l’enfer à travers les âges, commentée de façon didactique par Benjamin Christensen. Il explique comment l’ignorance, la superstition et la peur populaire du démon ont permis à la religion d’assoir sa domination et son influence sur les populations majoritairement paysannes, en désignant des boucs émissaires aux maux de l’époque et en luttant contre les hérétiques qui s’éloignaient du dogme catholique.
C’est le début de l’inquisition et sa chasse aux sorcières. Les chapitres suivants sont des reconstitutions de saynètes folkloriques illustrant les différents aspects de la sorcellerie au moyen âge : préparations de décoctions et d’élixirs, sorts et maléfices, apparitions démoniaques, balais volants, sabbats nocturne. Benjamin Christensen emploie une imagerie hétéroclite qui va du grotesque (les sorcières pissant dans des pots dont elles jettent le contenu sur les portes des maisons, le chaudron où elles plongent des membres de cadavres profanés, la procession pour embrasser le derrière du diable) à des motifs du cinéma d’horreur et fantastiques plus classiques avec l’utilisation d’effets spéciaux novateurs pour l’époque (transparences, utilisation de marionnettes et du théâtre d’ombres, maquillages outranciers, décors surnaturels). Dans ces instants qui alternent le comique et l’effrayant, « Häxan » est un pur objet de sous-culture et de cinéma d’exploitation qui expliquent naturellement le culte que lui vouent les amateurs de fantastique. Mais l’intérêt d’« Häxan » ne se limite pas à ce statut de classique du cinéma bis, le film dépassant le carcan du strict film de genre de part son propos qui fustige les méthodes du clergé et le sort réservé aux femmes jusqu’aux années 20.
Le plus effrayant dans « Häxan » n’est en effet pas la représentation grand-guignolesque de l’enfer et du diable, qui relève ici davantage de la farce et de la satire, mais bel et bien la monstruosité dont l’homme est capable sous couvert de religion et de médecine. L’utilisation de la torture dans les procès de l’inquisition permettait ainsi de soutirer des aveux faciles à des femmes présumées coupables de sorcellerie sur de simples soupçons (les vieilles et les handicapées étant des cibles faciles), ou dénoncées par d’autres malheureuses soumises aux supplices et prêtes à donner n’importe qui pourvu que cessent les souffrances. L’inventaire des instruments de torture détaillés dans le film fait froid dans le dos et ne laisse aucun doute sur l’issue des procès alimentant un système qui envoya au bûcher des milliers d’innocentes. Le film démontre de surcroît que la sexualité refoulée dans le clergé était aussi un moyen d’accuser à tort des femmes qui étaient l’objet des désirs de l’homme. Mais là où Benjamin Christensen se fait le plus subversif, c’est en prolongeant le parallèle entre la religion et la sorcellerie à la psychiatrie et à l’hystérie féminine, concept en vogue dans les années 20. Les somnambules, kleptomanes et simples d’esprit étaient envoyées de façon expéditive en asile sur de simples préjugés moraux archaïques et dénués de fondement. C’est ce traitement par l’absurde qui fait la force du film et qui lui a valu d’être lui-même censuré, officiellement au motif de scènes violentes et de nudité, mais sans doute essentiellement pour sa condamnation sans équivoque des idées préconçues et des obscurantismes de toutes sortes.
L’édition double dvd éditée par Potemkine propose trois versions différentes du film, avec des montages et des accompagnements musicaux différents, dont celle de 1968 où les intertitres sont supprimés, narrée par William Burroughs sur une musique free jazz malheureusement inadéquate. On préférera les compositions de Bardi Johannson ou Matti Bye sur des images respectant les teintes originales des filtres de pellicule. Une bonne façon de découvrir ou redécouvrir cet objet de curiosité et de fascination dans des conditions qui équivalent, voire surpassent l’import Criterion uniquement disponible jusque là.
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