Dans l’immense corpus cinématographique des films consacrés à la période du IIIème Reich – qui va de Fassbinder (Berlin Alexenderplatz) à Visconti (Les Damnés), en passant par Spielberg (La liste de Schindler) – Allemagne Mère Blafarde ne bénéficie pas du même prestige ni de la même visibilité. Le film de Helma Sanders-Brahms, qui vient de disparaître à l’âge de 73 ans, mérite amplement d’être redécouvert pour mesurer, plus de trente ans après, sa formidable puissance d’impact. Le titre du film est inspiré d’un poème de Bertold Brecht écrit en 1933, année où Hitler devient Chancelier et début de la dictature nazie qui dura douze ans.
« Ö Allemagne, mère blafarde
Tu sièges si flétrie parmi les peuples
Tu fais tache parmi les immondes
Le plus pauvre de tes fils gît, abattu
Alors qu’il avait grand faim
Sur lui tes autres fils ont levé la main
Allemagne mère blafarde
Dans quel état t’ont mis tes fils »
Récit autobiographique, Allemagne mère blafarde pose sur cette période un regard subjectif, porté à travers le point de vue de la petite Anna, qui raconte la rencontre de ses parents, le départ de son père à la guerre, sa propre naissance sous les bombes, son enfance passée sur les routes d’un pays détruit et dans les ruines d’un Berlin démoli par la guerre. Cette histoire individuelle, ce parcours intime et familial est systématiquement mis en parallèle des événements historiques, avec un symbolisme qui illustre les différentes étapes du régime hitlérien. Dès la rencontre de Hans et de Lene, les parents d’Anna, lors d’un bal du Parti, la chute annoncée du nazisme est signifiée par l’aspect fantomatique de la scène. Les convives dansent en l’absence de musique, dans un bruit d’étoffe sourd, et le drapeau de la croix gammée est criblé de moustiques nocturnes, qui constellent la toile comme des vers sur un cadavre en devenir. L’innocence du couple, leur lune de miel sont vite rattrapées par les événements de la guerre et l’appel au front du mari, qui est obligé d’abattre une paysanne en Pologne et en France, une résistante qui ont trait pour trait le visage de sa femme restée au foyer. Une façon de dire l’absurdité aveugle de la guerre des hommes, à laquelle la réalisatrice oppose un magnifique portrait de femme forte, obligée de marcher sur les routes en portant valise et enfant pour survivre au conflit. Pendant son périple, Lene raconte à sa fille une histoire d’initiation pour la faire grandir plus vite et lui donner les armes qui lui permettront d’affronter le monde.
Mais le monde d’Hans, Lene et Anna, l’Allemagne de l’après-guerre, est celui des vaincus et de l’humiliation. Et dans cet aller-retour entre l’intime et l’historique, Helma Sanders-Brahms poursuit dans la seconde partie du film, cruelle et amère, son jeu de symbolisme signifiant. Le couple retrouvé a perdu tout désir, loge dans une grande demeure vide, se saoûle pour oublier la défaite. Lene est victime d’une paralysie faciale suite à une infection dentaire. Et dans une scène quasi insoutenable, se fait arracher la totalité de la dentition pour éviter la mort. Car si Allemagne Mère Blafarde use beaucoup du symbolisme, sa mise en scène est aussi frontale et physique, et laisse au spectateur une empreinte forte et profonde.
Allemagne, Mère Blafarde – Disponible en dvd (Carlotta)
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