À première vue, In colour s’écoute comme un panel des identités musicales endossées par Jamie XX au fil des ans. Certains morceaux reposent sur l’emploi de ses chers Steel-Drums, d’autres rappellent la noirceur adolescente de The XX – la chanteuse faisant d’ailleurs trois apparitions -, d’autres enfin évoquent cette utilisation trés personnelle des samples sur le remix de I’m New Here de Gil Scott Heron. C’est en prêtant mieux l’oreille, au bout d’écoutes répétées, que l’identité de ce nouvel opus finit par se dévoiler. Il se partage en deux catégories dominantes : instrumentaux noueux et marqués eighties au fer rouge ou bien morceaux pop langoureux, un genre auquel Jamie et ses comparses ont redonné ses lettres de noblesse. Deux sont chantés par Romy Madley Croft, le troisième par Jamie lui-même, tous dans cette même veine de confession pleine de douleur contenue. Étonnamment, ces titres-là, attendus avec ferveur, sont loin d’être les moments forts de l’album. Ils restent d’excellentes choses, sans tenir le haut du pavé. D’ailleurs aucun d’entre eux n’a été retenu comme single, au profit de Gosh et Girl, on comprendra vite pourquoi.
Ce sont effectivement les instrumentaux qui prennent toute la place et c’est un déluge de pépites. Gosh, le premier titre, est une merveille de production schizophrénique qui se détend graduellement, se voit joindre le ronronnement d’une basse, puis une ritournelle de synthés, tout ça en parfaite mesure et en grande classe. Suit une perle du même acabit : Sleep Sound, puis See Saw, premier morceau chanté par Madley Croft, jolie bluette toute en douceur et assez réussie. Puis Obvs vient rappeler le somptueux Far Nearer, avec ses célèbres steel-drums, l’une des trouvailles les plus géniales de XX, si simple… La chanson prend son temps, tourne calmement autour d’une mélodie enfantine, reprise par une guitare étouffée qui s’ajoute aux percussions en même temps qu’un écho de voix psalmodiée : on baigne au soleil pendant quatre parfaites minutes. Conscient d’être attendu au tournant, XX prend la sage décision d’introduire un morceau de rupture d’ à peine une minute, comptine éthérée, jouée au piano avec ambiances «paquebots à l’horizon» et voix gutturales.
Reposé, on aborde le deuxième versant de l’album avec Stranger In A Room, seul titre chanté par Jamie, qui évoque furieusement le premier XX, plongeant le bras entier dans les eighties, sans chichis, ne serait-ce que par son intro au synthé emballé, ses roucoulades de guitare en arrière fond. Charmant morceau, le plus faiblard toutefois. Puis retour de l’instrumental, cette fois plus sombre, avec Hold Tight ; on replonge dans la nuit. Ambiance inquiétante : un sample caverneux répète inlassablement la même phrase, retour dans les atmosphères épileptiques de Gosh ; on cherche, on tâtonne, la machine s’emballe, le train déraille. Après ce morceau éprouvant (mais génial), c’est le troisième tour de chant : Loud Places, élu morceau le plus sucré de The XX, on en rougirait presque. Comme souvent, on suit l’errance d’une femme abandonnée, de retour sur les lieux du passé. Ailleurs on vomirait, ici on se mord les lèvres, toujours grâce à ce bon goût insurmontable de Jamie XX, qui sait de quoi remplir ses nappes sonores pour marcher à pleines bottes dans le pathos sans être ridicule. C’est un talent non négligeable. Cette pauvre Romy a tout de même la plus charmante des voix. Et il fallait oser le refrain.
Il fallait un paquet de bon goût et de témérité pour balancer Good Times immédiatement après, tant la production à la Kanye-West, emmenée par le flow élastique et acidulé de Young thug, est l’antithèse complète de Loud Places. On se croyait en pleine déprime, à l’ère des survêts fluos et des brushings audacieux, nous revoilà de nos jours, en parfaite santé. Mais on retourne bien vite dans les contrées plus sombres de Gosh avec The Rest Is Noise, avant-dernier morceau, quelques minutes de perfection formelle. Coulées de piano imprévisibles, qui descendent tranquillement l’épine dorsale, chœurs apaisés, aurores boréales, tutti quanti, tout est bien.
Et enfin Girl, qu’aucune armée de critiques, de discothèques et de plages ensoleillées n’épuiserait, tant on y chatouille les fesses de la perfection. Girl et ses synthés tellement vulgaires qu’ils en deviennent chics, ses voix filtrées par le chanvre de mille joints placés côte à côte, son rythme accablant de chaleur, insoutenable. Puis au terme du premier couplet – il y en a –, un refrain en forme d’harmonie céleste, la plus parfaite et à- propos depuis l’apogée des Beach Boys, toute en lumineuse simplicité. Frémissements dorsaux. Puis tout s’accouple une fois pour toutes, rebondit bien haut et s’enfuit à grands bonds vers l’horizon.
Voilà. Onze titres qui passent à la vitesse d’un concorde, sans connaître le même destin. Peut-être ressort-on secoué ou dubitatif de la première écoute, mais chaque réécoute découvrira de nouvelles facettes, comme c’est le cas pour toutes les bonnes choses. Et In Colour est une très bonne chose. Un grand bravo.
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