Il est naturel qu’un film comme La forêt interdite trouve sa place au sein de la collection Classic Confidentials : il faut bien tout l’appareil éditorial qu’elle permet, livre abondamment documenté et illustré, commentaires de spécialistes et bonus informatifs pour comprendre pourquoi ce film de Nicholas Ray est un « grand film malade », pour reprendre le raccourci critique désormais consacré par François Truffaut. La forêt interdite a été initié par Budd Schulberg, scénariste de Un homme dans la foule et Sur les quais, qui décide d’écrire et financer un film sur les Everglades quand il découvre cette réserve naturelle. Il souhaite ainsi produire un film qui attirerait l’attention du public sur les ravages commis par l’homme sur la nature.

Le long texte de Patrick Brion dans le livre de 80 pages et les interviews croisées de Bernard Tavernier et Bernard Eisenschitz (historien du cinéma) en supplément du dvd  expliquent avec force anecdotes le cauchemar d’un tournage hors des studios, en milieu naturel, les aléas climatiques, les retards, les conflits de personnalités et surtout, le renvoi du réalisateur, Nicholas Ray. Ses méthodes s’étaient attiré l’hostilité d’une majorité de l’équipe : multiplication des prises de vue, en changeant à chaque fois l’angle de caméra de façon imperceptible et direction d’acteur basée sur de longues promenades sans un seul mot échangé, conclues par un « Vous voyez ce que je veux dire » énigmatique.

Mais ce sont surtout les relations houleuses du metteur en scène avec une jeune Française sur le plateau et son addiction à l’alcool qui accélèrent son éviction par Budd Schulberg, qui n’hésite pas à la charger auprès du studio et le remplace pour terminer le film. Nicholas Ray sera tout de même crédité comme réalisateur au générique du film, malgré cinq pages de recommandations pertinentes au studio (dont la copie est reproduite dans le livre) comme une ultime tentative de reprendre la main, mais qui ne seront cependant pas écoutées. Au final, La forêt interdite demeure malgré tout une œuvre fascinante et méconnue, qui souffre des symptômes d’une production chaotique mais qui est traversée par des éclairs de beauté fulgurantes qui en font un magnifique film d’aventure.

L’une des incongruités résultant de ce chaos est une scène où le héros, interprété par Christopher Plummer, converse avec trois autres protagonistes sur un bateau : il est entouré d’un ciel crépusculaire tandis que ses interlocuteurs  sont baignés de la lumière du jour. Ce champ contre champ involontairement faux raccord produit un sens in extremis, celui d’un héros idéaliste qui commence à douter de ses convictions, rattrapé par la corruption et la violence. Certaines béances dans le script produisent aussi ce genre d’effet bénéfique au film, tel cette ellipse entre l’arrestation du héros et sa rencontre avec la famille Nathanson, qui maintient un côté ambiguë au personnage. Malheureusement, certaines coupes nuisent aussi à la caractérisation des personnages et à la linéarité de l’histoire dont le rythme et la ligne narrative en pâtissent. La relation entre Christopher Plummer et  Chana Eden échoue à convaincre, il est vrai desservie par une interprétation qui n’est pas à la hauteur.

Lui est mal dirigé, joue sans cesse sous tension en excluant toute profondeur au rôle tandis qu’elle, actrice débutante, ancienne hôtesse d’air, a du mal à dissimuler son manque d’expérience. Il faut dire que la distribution est assez hétéroclite (un clown, un boxeur, un jockey, une strip-teaseuse) et vampirisée par un Burl Ives dans le rôle de Cottonmouth, impressionnant. C’est le personnage le plus complexe, se définissant lui-même comme un « prédateur parmi les prédateurs », ayant grandi dans les marais, vivant de ses bienfaits et en en prélevant son dû sans souci de préservation des espèces. Globalement, ce sont les seconds rôles qui retiennent davantage l’attention :  la bande de braconniers, Loser, Beef, One-Note, Writer (interprété par un Peter Falk qui ne trouvait pas de rôle du fait de son strabisme) ou Billy One Arm.

Malgré son aspect dysfonctionnel, La forêt interdite vaut donc bien mieux que sa réputation de « film malade », renié par son auteur, échec public et critique à sa sortie. C’est déjà l’un des premiers films ayant une préoccupation écologique comme sujet principal : le braconnage des oiseaux pour revendre les plumes qui iront orner les chapeaux des dames de la haute société. Il préfigure une observation de la nature que l’on retrouvera plus tard chez Terence Malick, avec qui il partage aussi des thématiques comme les ravages commis par l’homme sur son environnement et sur les populations indigènes pour construire des villes et établir la civilisation. Le vrai personnage du film, ce sont bien les Everglades, ce décor filmé en milieu réel, jamais montré au cinéma, ses marécages, ses sols boueux, sa flore et sa faune hostiles. Il engloutit tout et parvient in fine à abolir les frontières entre la civilisation et l’ état sauvage, dans une scène mémorable de beuverie au pichet où les deux antagonistes, l’un éduqué, l’autre barbare se dévoilent beaucoup de points communs et évitent ainsi tout manichéisme in  extremis.

Note: ★★★★☆

 

partager cet article