Tout d’abord, dédramatiser : il serait dommage de passer à côté du monument de Raoul Ruiz en se laissant impressionner par sa durée, certes exceptionnelle, de quatre heures et vingt-six minutes pour la version cinéma, 90 minutes de plus dans sa déclinaison télévisée. Tout comme il peut paraître idiot de se priver d’Alexandre Dumas parce que Le comte de Monte-Cristo est un pavé de 1400 pages dans lequel on ne voudrait pas entrer. Or, dès le premier chapitre, le plaisir de la lecture est plus fort que tout et l’on est instantanément happé par le récit, les rebondissements, la fluidité de l’écriture si bien qu’on ne peut pas lâcher le livre avant de l’avoir terminé. La comparaison avec Dumas n’est pas fortuite car Mystères de Lisbonne est l’adaptation de l’œuvre éponyme du romancier portugais du XIXème siècle Camilo Castelo Branco, dans laquelle on retrouve à l’identique le même souffle romanesque, l’esprit feuilletonesque, les intrigues à tiroirs, les personnages troubles et nuancés, la narration vibrante d’énergie. Il y a tout cela dans le film de Ruiz : des complots, des identités secrètes, des désirs de vengeance, des mensonges et des trahisons, des destins croisés, le tout raconté sous la forme du récit gigogne, où un personnage raconte une histoire à l’intérieure de laquelle un autre personnage raconte une autre histoire… et ainsi de suite. Le centre de gravité du récit se déplace ainsi sans cesse, les lieux, les temporalités, les personnages se multiplient dans un réseau complexe mais toujours compréhensible, où le spectateur n’est jamais perdu, trouve systématiquement un repère.
Si on a connu Raoul Ruiz plus fantasque, surréaliste et baroque par ailleurs, il se soucie en effet ici avant tout de la clarté et de la lisibilité de son intrigue d’une densité et d’une richesse exceptionnelle. La forme privilégiée est celle du plan séquence. Chaque scène est filmée dans la continuité, sans aucune coupe ni champ/ contre champ. Les mouvements des acteurs dans le cadre, leurs déplacements dans le décor, le jeu, la voix, l’élocution, les accessoires, les costumes tout est construit d’une façon très élaborée qui impose une impression très théâtrale, tout en évitant le piège du film d’époque costumé à la Josée Dayan. Raoul Ruiz construit des échelles de plan prodigieuses d’intelligence où sont signifiés à l’intérieur d’une même image le dit et le non-dit, le public et le privé, le dehors et le dedans, le secret et la rumeur, la réalité et le fantasme. En déplaçant sa caméra il révèle un témoin caché, un observateur lointain, modifie le point de vue, organise des lignes de fuite qui permettent à chaque scène de s’imbriquer dans la suivante à la façon d’un puzzle.
La version cinéma est déjà gourmande et ambitieuse, la série télévisée en six épisodes renforce davantage l’aspect feuilletonnant. Si on entre dans l’histoire par le biais de cet orphelin recueilli dans un pensionnat par un prêtre mystérieux, c’est bel et bien le Père Dinis, à l’identité obscure qui sert de fil conducteur à chacun des récits, même si c’est le jeune bâtard qui clôt le dispositif dans un bel hommage à l’imaginaire enfantin. La série introduit également des arcs narratifs complets inédits, tel cette quatrième partie Les crimes d’Anacleta dos Remédios, dont le rapport avec la trame originale est assez lointain, c’est surtout une parenthèse dans le récit placée là pour le simple plaisir de la narration.
Ce qui surprend d’ailleurs dans les Mystères de Lisbonne, c’est à quel point il préfigure dans son écriture le serial contemporain. Ce quatrième épisode sans lien essentiel avec le reste peut ainsi être assimilé à un loner d’une série, épisode visible et compréhensible par un spectateur qui n’est pas familier de son univers. Les nombreux rebondissements sont aussi ceux des cliffhangers des programmes actuels (moteurs de 24 heures chrono), et les flash-backs, où chacun part à la recherche de sa propre identité renvoient directement à une série comme Lost, avec sa confusion dans les époques (passé, futur, présent, flash forwards, flash sideways…) et ses réponses qui amènent d’autres questions. Il devient alors manifeste que les showrunners de telles séries se sont inspirées à un moment donné d’une littérature populaire et feuilletonnante proche de celle de Camilo Castelo Branco pour construire leurs propres dispositifs narratifs. Mystères de Lisbonne, grâce à sa structure, sa durée, sa complexité et sa profusion de personnages, trouve ainsi naturellement sa place à côté de ces séries sans rien leur céder de modernité et d’audace.
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