Olivier Borel : Je pense qu’on est tous les deux d’accord pour dire que c’est un très bon film. J’ai beaucoup aimé le rythme qui, même avec ses lenteurs parfois, est très serein. Je trouve qu’il y a une forme de noblesse dans le film. Même dans les moments les plus dramatiques (avec le beau-père alcoolique par exemple), Boyhood maintient un calme que j’aime beaucoup. Après, vu que c’est quand même le principal argument, je trouve que le pari de garder les mêmes acteurs sur douze ans est complètement réussi. Tellement même, que ça produit quelque chose que je ne suis pas sûr d’avoir vu avant, si bien qu’on se demande pourquoi personne n’a fait-ça par le passé.
Simon Gérard : Oui, on ne va en tout cas pas se disputer sur le projet du film qui n’a absolument pas mal tourné, l’effet escompté est là, le ressenti du temps est là et c’est une première chose, totalement inédite, il est vrai. Il faut en revanche parler du film et non du projet et je te rejoins sur l’idée de calme, de douceur. C’est de manière très sereine que tout cela se déroule et l’on se coule vraiment facilement dedans – identification au personnage ou non d’ailleurs -, même si elle me semble inscrite dans la matière du film, elle est inévitable.
Olivier Borel : D’ailleurs il suffit de comparer avec La Vie d’Adèle qui de manière un peu similaire fait le choix de la durée et de suivre un personnage sur une longue période (bien que moindre) et qui se vautre tout du long dans une sorte d’hystérie…
Simon Gérard : Oui complètement d’accord. la durée de Boyhood est d’abord une durée en tant que telle, avec un vrai poids. La durée de Kechiche n’était là qu’au service d’un discours lourdingue qui parasitait tout l’arbitraire des personnages. Ici, je crois que le cinéaste veut surtout accompagner. Ce mot est important et je l’ai déjà utilisé récemment pour parler du film des frères Dardenne, c’est le fait que les actions et choix des personnages semblent presque séparés du projet et du « moi je » du cinéaste, et qu’il les accompagne, qu’il les soutient. Linklater serait comme un troisième parent qui regarderait grandir Mason sans interférer. C’est très beau tout-ça, notamment dans les séquences proches de la fin où les parents sont moins présents, il y a toujours cet œil aimant du réalisateur, comme une sorte de caméra ange-gardien.
Olivier Borel : On a un désaccord sur les Dardenne, que j’aimais beaucoup, mais dont le dernier film m’a maintenu tout du long dans un certain malaise. Mais là n’est pas le sujet. Je suis complètement d’accord : Linklater a l’art de regarder ses personnages, de prendre son temps avec eux. C’est très impressionnant de voir comment le film fonctionne par touches discrètes. Du début à la fin ; les personnages ont subi nombre de métamorphoses (par exemple, la mère devenue prof de fac). Il y a un grand écart entre début et fin, mais ça se fait subtilement. Je n’irais pas jusqu’à dire que ça échappe à l’œil nu, mais c’est ça l’idée. J’aimerais bien parler un peu des clichés et des stéréotypes également dans le film. Je trouve qu’à la fois il y en a – les personnages ne sont pas tous fondamentalement originaux -, mais c’est aussi ça qui fait leur réussite, une forme de banalité parfois à la limite du cliché sans jamais vraiment y basculer. D’ailleurs, ça se voit qu’il y a eu un travail en coordination avec les acteurs.
Simon Gérard : Je reviens rapidement sur les métamorphoses : c’est vrai qu’il y a une vraie discrétion de l’application du projet dans la mise en image. Linklater ne nous assène pas les passages d’une année de tournage à une autre, on évite les scènes où, par exemple, l’acteur se regarde changer dans le miroir, devenir un adolescent, etc. Ça participe de ce glissement qui nous permet d’y croire, tout simplement. Les adultes prennent des coups de vieux, Mason se laisse pousser la barbe et la caméra constate tout-ça avec une véritable empathie. On n’a pas à se demander si oui ou non le changement se voit . Pour ce qui est des stéréotypes, je vois ce que tu veux dire et le personnage principal est d’ailleurs celui qui en empile le plus vers la fin : sur le jeune adulte qui veut s’émanciper, qui prend des photos, etc. Bon, ça me poserait un problème si j’entendais une parole du réalisateur derrière les mots prononcés par les personnages. Ce que dit le film et donc ce que dit Linklater n’a rien à voir avec les banalités qui peuvent sortir de la bouche des personnages. Mais comme Ozu dans Bonjour (qui parle de ça), il rend ces banalités presque belles, je trouve. Notamment dans la scène finale, la dernière phrase même, qui est une sorte de cliché sur le temps, l’instant, etc., qui pourrait résonner de manière grossière avec le reste du film, ne produit qu’un petit apaisement, une sorte de « à suivre » sans suite possible. c’est très beau.
Olivier Borel : On est d’accord sur l’absence de balourdise. Linklater a confiance dans son projet et dès lors, il n’a pas besoin d’en faire des tonnes. Ce qui fait que je place certains cinéastes au dessus d’autres, c’est une qualité du regard. J’aime l’empathie. C’est très bien que tu cites Ozu, justement, et je pourrais ajouter Ford, Rohmer, Cassavetes, des gens comme ça… Ils ne sont pas dans le jugement, mais dans l’accompagnement. Leurs films sont très apaisants. Et de Boyhood, je crois qu’on peut dire que c’est un film apaisé, pour ajouter cet adjectif à calme et serein. Quelque chose de profondément émouvant dans le film aussi, c’est comment il prend parfaitement en compte des choses qui ont marqué les années 2000 et je pense évidemment à la séquence de la sortie d’un nouveau tome d’Harry Potter. Quiconque a environ 20 ans aujourd’hui a connu ça. C’est admirable qu’un cinéaste sache mettre le doigt sur quelque chose qui fédère une génération et non pas a posteriori, mais au moment même où ça se produit. Il y a aussi les allusions aux élections, au phénomène Obama… Bref, tout le portrait d’une décennie. Pour revenir à la douceur du film, à sa tranquillité, les scènes de « passages obligés » sont aussi très fines, comme lorsque la première fois que le héros sort avec une fille. C’est un événement mais il n’est pas grossi à la loupe.
Simon Gérard : Ça produit d’ailleurs des choses souvent très drôles. Obama en effet, c’est formidable et il y a les musiques aussi, sans que ce soit trop appuyé, qui nous rappellent, à nous qui avons la chance d’avoir à peu près l’âge du protagoniste, des moments qu’on a passés avec ces musiques-là, ces vidéos Internet-là… C’est comme ce plan hallucinant sur la manette – je crois que c’est une Xbox -, complètement surdimensionnée. C’est la manette la moins pratique du monde ! Aujourd’hui complètement devenu un objet vintage, on dirait qu’il se sert d’une machine à remonter le temps pour retourner filmer des choses aujourd’hui fétichisées… D’ailleurs tu utilises le mot « moment » et c’est vraiment quelque chose que travaille tout le film, les moments insignifiants à côtés des grands moments, les deux filmés de la même manière.
Olivier Borel : Les passages obligés comme les diplômes, le départ de chez les parents, sont toujours très bien amenés, pas grossis à la loupe. Pas comme si le réalisateur réalisait une course d’obstacles. Ce serait intéressant de savoir si Linklater a tout de suite mis le doigt sur ce qui allait devenir iconique ou bien s’il a tourné des heures de rushes et trouvé a posteriori. Il faut aussi dire un mot sur les musiques qui, mises bout-à-bout, composent une bande-originale des dix dernières années.
Simon Gérard : Et ça empêche le film d’être accusé de n’être qu’un objet générationnel, en étant filmé sur douze ans, il ne peut ontologiquement pas l’être de toute façon. J’en retiens beaucoup de choses de ce Boyhood, des moments donc comme on disait précédemment, pris dans une matière fascinante qui est ce temps massif que déploie le film et qui suscite l’émotion, quoi qu’il arrive. Ça vient confirmer en tout cas que Richard Linklater est quelqu’un de très intéressant que l’on va, je pense se mettre à bien redécouvrir et à mieux considérer comme un auteur. On a récemment parlé de son premier film Slacker avec l’arrivée en France du mumblecore et Boyhood peut également interagir avec la série des Before, tournés avec Julie Delpy et Ethan Hawke à plusieurs années d’intervalle.
Olivier Borel : Juste un mot sur le cinéma américain que je trouve décidément en bonne forme ces derniers temps : on voit beaucoup de bons films et de propositions très différentes. L’année commence bien.
Note: