Il s’agit toujours du plaisir. Il s’incruste dans nos chairs, s’enracine dans nos pensées, se pétrifie dans nos rêves, se grave d’un ton exquis. Ça balbutie, ça s’émoustille. Ça s’infiltre dans l’ancrure de la peau, ça s’hypnotise sous un cyclone de surabondance. Le corps s’affaisse, droit comme un « i ». L’éthique s’effrite tandis que les principes se paralysent. Nous sommes tous des organes qui tanguent.
Récompensé au Festival de Cannes 2013 pour la mise en scène de son long-métrage Heli, le réalisateur Amat Escalante nous livre sa cinquième œuvre, La Region Salvaje. Primé à la Mostra de Venise 2016, cet ovni cinématographique soulèvera très certainement de nombreux débats et fera couler beaucoup d’encre. Le premier plan est déroutant, frontal, contemplatif. Une météorite gravite dans l’apesanteur de notre galaxie. Latents, nous attendons qu’elle se délite. Il n’en est rien. Elle surplombe le vide avec cette élégance singulière. Elle nous narguerait presque. Aucune explication supplémentaire n’est offerte. La séquence s’achève et le film commence. Le récit peint un Mexique corrompu où l’égoïsme prime et où les préjugés apparaissent comme une philosophie de vie. La femme à la recherche de son épanouissement, le mari homophobe qui ne jouit qu’avec la figure de son propre dégoût qui n’est autre que le frère de sa femme, un médecin souriant jusqu’à s’en déboîter la mâchoire. Des enfants trop bruyants, des métiers peu transcendants, voici le portrait familial, le centre nerveux de nos personnages principaux.
Il y a aussi des scientifiques étranges, isolés dans une cabane perdue en pleine forêt. Ils étudient un spécimen rare, une créature extra-terrestre aux tentacules libidineuses. Instantanément, nous pensons à l’estampe érotique de Hokusai, « Le rêve de la femme du pêcheur », représentant une femme s’accouplant avec une pieuvre. Ce statut iconique et fantasmagorique est très présent dans la pornographie japonaise. La mystérieuse Veronica en est la parfaite illustration. Esclave sexuelle du céphalopode, dépendante de ses caresses intrusives jusqu’à la nausée. Exsangues, ses sensations n’ont plus d’équilibre, elles glissent, se tordent, se courbent, s’altèrent. L’air se fait insipide et sur ses lèvres on lit l’apothéose du plaisir. Même plus la force d’un gémissement.
Mais l’animal se lasse et attaque violemment Veronica, lui entaillant profondément le ventre. Que faire lorsque les flots écorchent la sirène ? Que faire lorsque la dérive lui semble douce ? Que faire lorsqu’au creux de ses tentacules humides, elle se sent enfin exister ? Elle accepte simplement les ténèbres dans lesquelles elle se noie, celles qui se sont accrochées à son épiderme de soie. Telle la grêle qui brise les écorces, la houle qui atrophie le navire, l’éclair qui électrise les voltages. Que faire ? Pauvre sirène échouée sur le rivage de ses émotions, elle doit se dérober, elle doit trouver de nouvelles « victimes » pour la « bête ». Des victimes prêtent à succomber au plaisir. La femme, le mari et le frère en feront les frais. Et entre attirance et répulsion, tout se renverse et on avale de travers.
Le réalisateur aborde des sujets délicats sans jamais véritablement y trouver une solution. Nous restons constamment en surface, comme un enfant trop loin du miroir. Les problématiques sont abordées là où on aurait aimé qu’elles soient approfondies. La pieuvre est mise à l’écart, elle n’est qu’un vague prétexte, là où on aurait aimé qu’elle soit sublimée. La pellicule défile et notre frustration s’accroît. On regrette d’ailleurs que l’interaction entre l’homme et l’animal soit éclipsée, reproduisant alors un préjugé du récit auquel on aurait voulu pouvoir s’éloigner. On regrette que la corruption des privilégiés soit trop rapidement avortée, on regrette que les études scientifiques ne soient pratiquement jamais abordées. On regrette que l’éveil sexuel ne soit qu’esquissé et que les personnages soient traités avec si peu de nuances. Nous sommes constamment en attente d’une consistance qui ne vient pas. Et même si on remarque une certaine force de transgression, le réalisateur ne s’y risque pas, se contentant d’écailler uniquement la première couche de verni, laissant un sentiment d’inassouvissement cruellement amer.
Note:
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