Olivier Assayas occupe la place enviée, au sein du cinéma français, d’auteur parvenant – toutes proportions gardées – à toucher le grand public sans trop de compromissions artistiques. Ancien critique aux Cahiers du cinéma et à Rock&Folk, l’homme est passionnant en interview, et son Demonlover, bien que pas complètement convaincant, reste une tentative mémorable d’incursion dans le cinéma de genre et d’hybridation avec les nouvelles image (jeu vidéo, porno, etc).
Sils Maria est l’histoire d’une actrice, Maria Enders, confrontée au vieillissement. On lui propose de reprendre sur scène la pièce qui l’a fait connaître, celle d’une chef d’entreprise dans la fleur de l’âge qui s’entiche de sa stagiaire. Mais alors que vingt ans plus tôt, Maria brillait dans le rôle de la nymphette, c’est dans la peau de la patronne qu’on lui propose de se glisser aujourd’hui. Et en face, Jo-Ann, une idole des jeunes qui menace de lui voler la vedette.
Maria, star de théâtre et du cinéma d’auteur, c’est Juliette Binoche. L’identité entre interprète et personnage ne fait pas de doute. Dans le rôle de son assistante Valentine, Kristen Stewart. Dans celui de Jo-Ann, Chloë Grace Moretz. Soit deux comédiennes venues du cinéma hollywoodien : Twilight pour l’une, Kick Ass pour l’autre. La rencontre de l’univers “haute-culture” de l’une et du “pop corn movie” des deux autres promettait de faire des étincelles. Elles ne viendront pas au terme des deux heures de film.
Sils Maria souffre de la comparaison avec Maps to the stars, présenté au même moment à Cannes. Dans chaque cas, une vedette arrivée à l’âge mur – Binoche chez Assayas, Julianne Moore chez Cronenberg – doit accepter le vieillissement, au sein d’un monde du cinéma qui ne fait pas de cadeau. Dans les deux films également, un personnage d’assistante (Mia Wasikowska devait d’ailleurs jouer le rôle échu à Kristen Stewart). Cronenberg passe le monde du cinéma au vitriol. Son cinéma est ouvert à l’excès, jamais dans la flatterie et volontiers dans l’outrance, quitte à en passer par la violence et la vulgarité. Le cinéaste canadien manie l’écriture comme un scalpel et ouvre les entrailles du rêve doré pour en révéler la saleté, la bassesse. En face, le film d’Assayas parait terriblement poli, propre, timide. Sils Maria ne fait jamais violence à Binoche. À peine quelques séquences la presentent un peu moins à son avantage – pas maquillée, les traits tirés -, mais de là à y voir une mise en danger, il y a un monde. Comme s’il ne fallait pas brusquer tant l’actrice que son personnage, qui de toute façon ne font qu’un, de peur de salir ou d’abaisser. Souci éthique pas fondamentalement antipathique, mais d’autres films ont montré, sur le même sujet, combien une actrice poussée dans ses retranchements peut ressortir victorieuse de la mise à l’épreuve : qu’on songe à Bette Davis dans Eve, Gena Rowlands dans Opening Night ou encore une fois Julianne Moore dans Maps to the stars.
Le film souffre de plusieurs failles. Il manque à Sils Maria une grande scène de confrontation, une séquence qui permettrait d’expurger les angoisses de l’actrice. Plus problématique encore, il est impossible de croire à Jo-Ann/Chloë Grace Moretz comme danger véritable pour Maria/Binoche. La starlette brille par son insignifiance. Le personnage n’existe que par sa jeunesse, il n’a pas d’épaisseur, contrairement à Binoche et c’est pourquoi on ne peut même pas croire à une confrontation. Comme pour mieux retarder l’affrontement, le film passe son temps à opposer Maria à son assistante Valentine plutôt qu’à sa concurrente. Quand enfin adviennent les scènes en commun entre Binoche et Chloë Moretz, tout n’est que contournement, les deux n’échangeant que propos convenus et semblant jouer dans deux films différents.
De fait, l’enjeu pour Binoche et pour Chloë Moretz n’est pas le même. Moretz lutte pour acquérir un statut de personnalité médiatique, de célébrité, alors qu’en face, Binoche se bat pour son statut de grande comédienne. En fait, Moretz ne cherche pas à prendre la place qui fut celle de Binoche vingt ans plus tôt. Elle cherche bien plus la lumière des flashs des paparazzis, qu’elle feint de fuir pour la forme, que les louanges de la critique. Les deux évoluent dans des catégories du show-business que le film dépeint comme irréconciliables, imperméables l’une à l’autre : le grand cinéma et le théâtre d’auteur d’un côté, le divertissement hollywoodien de l’autre. L’une et l’autre de ces catégories appartiennent à deux univers distincts qui se regardent en chiens de faïence et appelés à se rencontrer seulement le temps d’une pièce, pas même montrée, puisque le film se termine au moment du lever de rideau. Elles ne constituent pas une menace l’une pour l’autre. La menace pourrait venir de Valentine (Kristen Stewart pour le coup très convaincante), mais le scénario l’évacue d’une manière qui confine à la paresse. Sils Maria, film déceptif qui se replie, fait marche arrière chaque fois que le danger menace.
Dès lors, si Maria/Binoche a un problème, c’est avec sa propre image d’elle-même, pas avec les autres, ce milieu du spectacle qui de toute façon continue de la convoiter et de lui dérouler le tapis rouge. Sans réel enjeu, le film reste rivé au stade de comédie pas désagréable, mais tout de même pas très intéressant. C’est dommage et d’autant plus qu’Assayas montre son ouverture aux nouvelles images, aux nouveaux médias. Il ne cesse de montrer Chloë Moretz sur des tablettes iPad, sur Google Image, ou encore dans un blockbuster de super-héros en 3D. Il aurait fallu intégrer Binoche à ces médias-là, pour voir ce qu’il adviendrait de son image et de son corps. C’est d’autant plus frustrant qu’il est dit au début, que Maria a joué sur fond vert dans un X-Men (et Binoche était il y a quelques mois dans Godzilla, encore une fois l’actrice fait corps avec son personnage). Le film refuse de nous montrer ça, ces images qui saliraient ce qu’elles montrent par leur nature-même, et le maintient hors-champ. Sans terrain de bataille commun à Maria et Jo-Ann aménagé à l’écran, la guerre n’aura pas lieu.
Olivier Assayas est cependant loin d’être un tâcheron et son film compose un sympathique portrait de femme, serein, s’écoulant avec la grâce un peu guindée des nuages de Sils Maria. Ces sublimes images de la Suisse associées à la musique de Haendël participent de la composition d’un objet lisse, sans excroissance ni boursouflure cronenberguienne, agréable à l’œil, mais se refusant à pleinement saisir ses enjeux ou même à fournir les éléments de base nécessaires à l’avènement de ces enjeux. En somme, c’est un film aimable, sans problème, sans nœud. Film flatteur pour Juliette Binoche qui s’en sort sans risque d’égratignure. Film plaisant certes, bien réalisé, bien peaufiné, qui suscitera l’adhésion. Mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Note: