Un soir où il a loupé son train, Marc (Benoît Poelvoorde) rencontre Sylvie (Charlotte Gainsbourg) dans une petite ville de province. Les deux passent la nuit ensemble sans rien se dire de leur identité et se donnent rendez-vous le vendredi suivant au jardin des Tuileries. Mais la rencontre n’aura pas lieu, car Marc est victime d’un malaise cardiaque. Plus tard, il fait la connaissance de Sophie (Chiara Maestroianni) dont il tombe amoureux. Mais Sophie est la sœur de Sylvie… Enoncé de cette façon, le scénario de 3 cœurs, de Benoît Jacquot pourrait ressembler à un mélodrame classique avec ce que cela implique dans la vraisemblance du récit, pour réussir à faire admettre au spectateur la succession de hasards malheureux qui s’abat sur les personnages. Mais très vite, il devient manifeste que le film ne va pas suivre la déclinaison classique du genre pour s’orienter vers quelque chose qui a davantage à voir avec le thriller. Dès les premières secondes, la musique de Bruno Coulais installe une ambiance anxiogène de film noir où les violons n’ont pas pour fonction de soutirer les larmes du spectateur, mais lui faire ressentir la proximité du drame qui va se jouer. « J’ai voulu reprendre le vieil adage hitchcockien selon lequel il faut filmer une scène d’amour comme une scène de crime, dit Benoît jacquot. C’était l’un des principes de départ du film. Je ne veux dès lors pas leurrer le spectateur sur mes intentions et j’utilise la musique comme un personnage qu’on ne voit pas, mais qu’on entend, qui donne le ton ».
3 cœurs balance ainsi constamment entre le drame provincial, le quiproquo amoureux quasi vaudevillesque et une manière toute kieslowskienne d’introduire des éléments fantastiques – voire quasi surnaturels – au récit. « C’est vrai que ces rapports entre le hasard et la nécessité, le fortuit et le destin propres au réalisateur du Décalogue, travaillent aussi mon film », avoue Benoît Jacquot. Il en va ainsi, de ce miroir que Sylvie a acheté à la brocante et qui exerce une fascination magique sur Marc. De la même façon, quand ce dernier arrive en retard au rendez-vous des Tuileries et qu’il observe une chaise vide, il sait que Sylvie y était assise plus tôt. Et quand Sophie lui demande de regarder les photos de sa sœur dans l’escalier, il refuse de monter les marches, il redoute de les voir car il pressent la vérité. « Ce fantastique tient au fait que je ne conçois mes personnages que doués d’inconscience. Ce ne sont pas des boules conscientes qui sauraient tout de tout, mais qui au contraire en savent moins que personne. Le spectateur en sait nécessairement plus que mes personnages sur eux-mêmes, il a systématiquement une longueur d’avance. C’est cette sincérité dans l’aveuglement qui m’intéresse beaucoup, comment ne peut-on pas voir, savoir et entendre ce que l’on devrait. Comment se trouve-t-on pris dans cette zone de confort où l’on refuse de voir la réalité en face. Cette discrimination crée une séparation permanente, une schize, qui divise chacun d’entre nous entre ce qu’il sait et ce qu’il ne veut pas savoir. Appelez cela l’inconscient. C’est cela qui amène le fantastique dans le récit, car il y a un double ressort entre le fait ordinaire et l’incidence que cela prend quand ce qui est décisif est inaccessible à celui qui est en train de le vivre ».
Le film tire ainsi toute sa force et sa puissance de fascination de ce décalage entre le purement prosaïque et familier – le travail, la famille, les scènes de repas – et l’intervention d’éléments extraordinaires. Les acteurs sont tous d’une grande justesse, dans des registres différents. Benoît Poelvoorde incarne physiquement le personnage de Marc, c’est un corps fragile et toujours au bord de la rupture. «Je voulais considérer le cœur comme un organe physiologique et comme une métaphore de l’affect », indique Benoît Jacquot . Charlotte Gainsbourg traverse le film comme un spectre – « Elle n’arrive pas, elle apparait, puis elle disparaît. Son absence a quelque chose de « fantomal« » – et Catherine Deneuve est parfaite en matriarche discrète, mais dont on devine qu’elle comprend les choses qui se jouent devant ses yeux. « J’ai déjà filmé copieusement Catherine Deneuve, j’avais peur de lui proposer ce rôle qui aurait pu être considéré comme périphérique. Elle s’était engagée avant que Chiara n’arrive sur le projet, mais à quinze jours du tournage, je ne savais toujours pas qui jouerait Sylvie. J’avais écrit le film en imaginant une grande différence d’âge entre les deux sœurs. Et quand l’actrice qui devait jouer Sophie s’est désistée tardivement, Catherine a alors suggéré sa fille, ce qui a amené une gémellité entre les deux sœurs que je ne prévoyais pas à l’écriture. Sylvie et Sophie sont les deux versants d’une même femme, ce qui est un grand fantasme masculin et une figure cinématographique que de nombreux metteurs en scène ont déjà exploitée». 3 cœurs déjoue pourtant les attentes du spectateur en détournant les codes du mélodrame pour bifurquer vers des territoires cinématographiques imprévisibles et laisse une forte impression qui se prolonge bien après la séance.
Propos recueillis le 22 août 2014
3 coeurs, sortie le 17 septembre 2014
Note: