Quarante-cinquième long-métrage de ce vieux briscard de Woody Allen, Irrational Man met en scène l’excitante rencontre d’un Hank Moody en fin de cycle et d’une Emma Rouault se découvrant Bovary. A l’instar du bad-boy cynique et intello de Californication, le premier – incarné par un Joaquin Phoenix à contremploi du moustachu paumé qu’il campait dans Her – prend plaisir à s’imposer en prof désabusé qui mystifie ses élèves par une verve et des concepts toujours à contrepied. La seconde, interprétée par Emma Stone, se présente en brillante élève rêvant de s’extraire d’un classique destin de bourgeoisie de province par l’intelligence et la subversion. Seulement voilà, notre Hank (Abe) s’est lassé des jeunes filles et n’est plus – physiologiquement s’entend – en mesure d’assumer leur compagnie, lorsque notre Emma (Jill), pas encore Bovary, se montre peu apte à lui offrir quelque espace à conquérir. Malgré de brefs écarts, c’est donc bien sur le plan intellectuel et philosophique que leur rencontre s’avèrera la plus stimulante, meurtre et enquête à la clé.
A travers Crimes et délits, l’on savait déjà Woody Allen capable de brillamment mêler thriller et comédie et, plutôt que celui se plaisant à surstyliser son image dans Midnight in Paris, c’est ce Woody Allen que l’on retrouve ici, toujours empreint des mêmes interrogations sur le hasard et la chance qu’il manifestait encore dans Match Point. Mais là où l’expérience du cinéaste New-Yorkais continue à surprendre, c’est dans cette capacité qui est sienne de si bien mêler la fluidité des dialogues d’un Audiard à l’intelligence de ceux d’un Rohmer ainsi que dans sa faculté si épatante à ne jamais totalement fixer sa légèreté afin d’opérer le plus finement ses glissements vers le grave. Les chaleureux airs jazzy de Ramsay Lewis Trio nous installent un premier temps dans le confortable canapé que semble être Irrational Man avant qu’un jeu de roulette russe, lors d’une soirée des plus anodines, n’assombrisse l’ambiance et ne lui confère une tonalité plus froide. Un refus de rompre le ton de manière nette – recherchant plutôt l’éventuelle cohérence – également perceptible dans le choix de lumières extérieures constamment brûlées et qui, sans manquer d’éclairer Abe d’un nouveau jour, semblent inéluctablement faire écho à ses tourments passés.
Au présent, le quadragénaire prend une nouvelle trajectoire qui croise celle – inverse – de son amie-Bovary n’imaginant d’autres formes d’empoisonnements possibles que l’arsenic. Alors qu’il retrouve le goût des possibles, passée la crise et le désenchantement, elle, perdant toute audace, se range finalement aux côtés de son plus vieil amant. Et c’est lorsque leurs destins s’accomplissent enfin que tire Woody Allen, véritable marionnettiste d’une roulette russe qui ne pouvait totalement en être une. Les portes d’un ascenseur sans cage s’ouvrent alors, Abe et Jill font face au précipice, l’un des deux s’apprête à périr. Mais lequel, de celui qui aura ranimé sa flamme par le meurtre ou de celle qui l’aura éteinte pour des raisons morales ?
De ce petit duel sans sommet nous ne retiendrons que les quelques notes de jazz qui s’ensuivront, nous rappelant avec légèreté la douceur de la maison « petite mais confortable » que l’on présentait à Abe en début de séance. Il faudra alors en tirer pour conclusion que ces deux seuls destins n’avaient finalement rien de bien grave, qu’aucun de ses porteurs n’en avait réellement la main, et que nous venons simplement d’assister à un aussi confortable – d’autant plus que petit – Woody Allen en bien belle forme.
Sortie le 14 octobre 2015
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