» Surgi de nulle part » pourrait traduire l’expression » out of the blue « , ce nulle part qui ressemble à ce cloaque qu’est l’inconscient, collectif et individuel. Out of the blue raconte l’histoire de gens qui vivent comme des goélands, tournant en rond, se nourrissant des » charognes » de la société dans cette décharge qu’est devenu l’Amérique. Dennis Hopper suit cette adolescente, Cyndi, dont les rêves se brisent dans ce combat perdu d’avance pour s’extraire de la fange. Le film est dur et dresse un portrait sans concession de la faillite du rêve américain.
Le ton est annoncé dès le début du film : le poids lourd du père (joué par Dennis Hopper), symbole de la liberté d’agir, de la route ouverte à tous les horizons et de l’esprit pionnier, entre en collision avec ce bus jaune, symbole de l’Amérique tranquille et de l’enfance innocente. Cindy, sa fille, personnage central du film, porte en elle cette faille. Le fait qu’elle soit une admiratrice à la fois d’Elvis, le rockeur intempestif devenu bon garçon, et de Johnny Rotten, chantre du » no future « , est significatif de tout ce qui agite les personnages du film : les rêves infantiles se heurtent à l’impossibilité d’accomplir quoique ce soit dans ce monde sans avenir. La fin du film est annoncée dans ce simple portrait du père habillé à la Marlon Brando dans « L’équipé sauvage » : le rebelle doit mourir pour éviter de détruire notre monde (qui s’en occupe tout seul) et de sombrer dans une pathétique décadence ! (qui, prophétiquement, est aussi celle de Brando même).
Pour tenir le choc, tous les personnages s’auto-anesthésient à grand coup d’alcool, de drogue ou de fugue, mais cette fuite en avant mène au néant : sortir du bleu pour aller au noir comme le souligne la chanson de Neil Young, présente tout au long du film. Car le bleu dont il est question ici, n’est pas celui du ciel mais bien le » blues » lancinant et mélancolique des noirs.
Dennis Hopper n’y va pas par quatre chemins, il ouvre les âmes à grand coup de bulldozer pour nous montrer ce mélange très explosif de rêves brisés, d’euphorie, de sexe tordu, d’individualisme égocentrique, et d’inconscience des limites qui font de nous des êtres sociaux. Tout cela est amoncelé dans l’inconscient comme dans la scène où son personnage refoule les détritus au fond de la décharge : on tente de cacher mais tout est toujours là et se révèle dans leur vie comme un cri d’un goéland.
Aucun des adultes de la famille de Cindy ne se comporte en adulte. Confrontée à cette » adulescence « , elle est obligée de voir clairement le cul-de-sac où ils se trouvent. Elle est la seule capable de mettre un arrêt à tous les excès délirants. C’est d’ailleurs elle, à la toute fin du film, qui fera passer leurs âmes perdues du bleu au noir, de vie à trépas.
L’intelligence de ce film est que, mine de rien, il nous fait passer par tous les lieux communs de l’Amérique : le snack bar, le bowling, le bar, la maison typique de la classe moyenne, le cinéma, le » high school » et la décharge… comme autant de chausse-trappe aux espoirs de rédemption des personnages. Nous sommes les témoins impuissants de cette décadence, d’une désespérance sans retour.
On peut comprendre que ce film sans espoir ait pu déplaire lors de sa sortie car il est un portrait très incisif de ce qui nous hante tous. Dennis Hopper pèche peut-être ici par un excès de « Tout fout le camp dans ce monde pourri! ». Ainsi, quand on se sent, même un tantinet, rebelle, on aimerait bien croire qu’on peut encore changer le monde même si on excède l’âge de trente ans.
Bien que ce film ait des accents Shakespearien, il n’en a pas la beauté esthétique et cette vérité crue, à la limite du documentaire, peut donner un haut-le-cœur à ceux qui croient encore pouvoir changer le monde. A l’instar de ses personnages, Hopper serait un beauf complètement « éthylisé » qui rabâcherait sans cesse des propos apocalyptiques et maladivement paranoïaques au beau milieu d’un repas de famille du dimanche.
On a un peu envie de dire à Hopper « si la vie est si terrible mon vieux, fais toi sauter le caisson! » C’est ce que fait effectivement Cyndi qui voit l’impasse existentielle de ce « non-mode de vie » : elle prend ses responsabilités, elle agit au lieu de déblatérer.
Mais, ceci dit, il y a une beauté tragique dans cette lucidité de Cyndi, un romanesque inversé, noir, dans l’ange au milieu du purgatoire, dans cet oiseau marin qui refuse de ne plus être qu’un charognard. Venue au monde par un anarchique hasard, Cyndi retourne au néant en toute connaissance de cause, acceptant de n’être pas faite pour seulement exister.
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