Un chef d’œuvre bouleversant et brûlant.
L’amour véritable. Sans retenue, ni pudeur. L’amour qui nous transcende, qui nous élève, qui nous berce, qui nous transperce. Deux femmes se croisent, se désirent, se déchirent. On dit qu’il n’y à rien de plus puissant qu’un premier amour, rien de plus passionnel, de plus sauvage, de plus intense mais également rien de plus destructeur. Si cet amour était le synonyme parfait de l’idéal, l’antidote absolue du spleen, il s’avère également être le plus nuisible, laissant une trace infaillible. Car la seule personne capable de vous plonger dans une félicité démesurée est hélas la seule ayant le pouvoir de vous dévaster. Le vrai amour s’encre dans nos chairs, absorbant toute substance vitale, puisant notre énergie, paralysant nos pensées, ankylosant nos affects. Il devient votre peau, votre sang, votre raison d’être. Rien ne l’efface, il semble implanté jusque dans nos gènes. Mais quand l’un s’en va, il faut bien que l’autre reste.
La vie d’Adèle est un véritable cri qui n’hésite pas à traverser l’écran pour solliciter vos sens. Les images défilent, nous offrant une quantité de gros plans, nous plongeant instinctivement dans l’intimité d’Adèle, comme si on était constamment face à elle, témoin silencieux de sa vie qui s’enflamme. La caméra use de mouvements brusques, allant de personnages en personnages, suivant leurs paroles et leurs gestes. Ainsi le rythme se créé en fonction des émotions qui naissent ou s’effacent. Le montage est très vif, découpant les plans avec habilité, nous révélant la continuité des journées d’Adèle, nous aidant à comprendre l’évolution de ses sentiments, de ses doutes, de ses craintes, de ses euphories. Nous suivons dans un premier temps la vie lycéenne d’Adèle. Son quotidien pousse à l’identification, et nous nous prenons d’emblée d’attachement pour elle, ayant tous vécu une période plus ou moins ressemblante. Ainsi nous retrouvons la bande de copines aussi curieuses que dérangeantes, le meilleur ami gay à l’écoute des confidences, le professeur de français stricte mais intelligent, le garçon mystérieux et séduisant sur lequel on craque, et les dîners familiaux le soir, devant Questions pour un Champion. Au fur et à mesure que le programme scolaire se profile, la vie d’Adèle semble s’y dérouler, et les textes tragiques font échos à sa vie. C’est Marivaux qui est sollicité en premier avec l’œuvre célèbre La vie de Marianne. Une question est alors soulevée : y aurait-il une prédestination dans la rencontre ? Et tandis que notre héroïne se rend à un premier rendez-vous galant, une chevelure bleu azur attire son regard. Et là nous comprenons, nous ressentons presque son premier émoi. La vie d’Adèle est un long métrage de partage où les actrices nous transmettent toutes leurs sensations. Lorsque Léa Seydoux observe Adèle pour la première fois, nous nous sentons également observé et nous épousons alors ses propres traits. L’histoire va donc nous toucher inéluctablement car en plus de la comprendre, nous allons fatalement la vivre.
Après une première expérience hésitante avec un garçon de Terminal S, Adèle nous apparaît comme dérangée, oppressée par la direction que sa vie prend. Elle sait inconsciemment qu’elle se trompe de chemin sans parvenir à en définir la cause, ou du moins elle rejette la vrai raison. S’enfonçant dans un déni suffocant, elle hurlera face aux moqueries de sa classe « je ne suis pas lesbienne », avant de se battre, laissant son propre corps exprimer sa rage, son désespoir, son incompréhension. Toujours très proche de l’actrice, la caméra emprisonne son visage à chaque instant et la proximité que nous avons avec elle atteint son paroxysme. Nous habitons en elle, et sa révolte devient peu à peu la nôtre. C’est lors d’une soirée, qu’elle bifurquera vers un bar gay, cette voie lui paraissant plus adaptée à ses attentes. Retour de la crinière bleu. Abordée par cette femme qu’elle fantasme, elle semble enfin à sa place, comblant le vide qui s’était creusé au fond de son cœur.
L’histoire d’amour éclôt entre les deux femmes et la complicité illumine royalement l’écran. Le réalisateur Kechiche manie avec finesse et élégance les rencontres dialoguées entre ses personnages. La superficialité est esquivée tandis que l’essentiel émane. Emma (Léa Seydoux) et Adèle se confie l’une à l’autre, leur conversation étant comme une personne à part entière, avec des temps, des soupires, des hésitations. L’avancement de leur romance se fait avec subtilité, et leurs corps se rencontrent non pas comme une finalité, mais comme un commencement. Les séquences érotiques –carrément pornographiques – sont abordées avec une frontalité non censurée. Chaque parcelle de peau est dévoilée, pénétrée, léchée, embrassée. Cette nudité pourrait étourdir ou révulser mais elle ne choque pas. Elle n’est pas étalée sans raison, elle émerge comme un acte d’émerveillement pure. La naissance brûlante d’un amour incandescent. La vie d’Adèle entretient un rapport omniprésent à la chair et en particulier à la bouche. À la frontière du cannibalisme, on perçoit souvent la bouche d’Adèle en gros plan, dévorant des pattes comme les lèvres ou le téton de son amante. Cette envie, ce besoin de mettre l’autre dans sa bouche, pour mieux le posséder, mieux le sentir, mieux l’ingérer. Sauvagement érotique. Ses sentiments effrénés bouillonnent en permanence, ainsi le réalisateur choisit d’alterner les scènes de sexe avec celles de manifestations ou de bagarre afin de mettre en avant cette fougue indomptable, ce combat qu’est l’amour.
Les années défilent et le déchirement semble se profiler au loin. Aussi ravageur qu’un baiser, la douleur prendra peu à peu la place du plaisir. Le quotidien du couple s’assombrit et tandis que la carrière professionnelle des deux femmes s’élargissent, leurs sentiments sont malmenés par les aléas de la vie. Par de simples incompréhensions. Si seulement on possédait le pouvoir de revenir en arrière pour préserver celui ou celle qu’on aime. Impuissant, nous assistons à la scène de rupture la plus éprouvante depuis longtemps au cinéma, et nos yeux se gorgent de larme tandis que nos espoirs se fanent. Filmé avec grâce et talent, nous captons chacune des émotions et nous avons depuis longtemps oublié la salle de cinéma où nous nous trouvons, ainsi que nos voisin. Plus rien ne compte. Il y a juste Adèle et Emma, Emma et Adèle. Et quand l’une part, l’autre reste.
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