Le mépris, de Jean Luc-Godard, est tout autant une déclaration d’amour qu’un chant funèbre au classicisme. C’est dans ce couplage mythologique, dans Eros et Thanatos, où réside toute l’énergie formelle d’une œuvre rare dans le continent Godard mais cruciale pour appréhender les principaux problèmes visuels, figuratifs et surtout théoriques qui vont obséder, accompagner, hanter et nourrir une nappe très importante de son travail à venir.
Animées, donc, par un vent d’amour et de mort, les images du Mépris expriment, de par la monumentalité du support dans lequel elles s’inscrivent, le cinémascope, une modernité radicale : à l’image des grands cinéastes de la modernité cinématographique, Resnais, Antonioni ou Bergman, Godard, dans Le mépris, déplie en grand format la mort du cinéma non pas sur un registre cynique (et donc forcément stérile) mais principalement à travers un geste qui consiste à l’exhumer, le réinventer, augmenter ses puissances et possibilités et par la même occasion engendrer un nouveau rapport extraordinairement singulier avec celui-ci.
Le cinémascope apparaît ainsi comme un instrument privilégié invitant Godard à penser les frontières physiques et symboliques de l’image ainsi que ses limites visuelles. Le geste critique instrumentalisé par Godard, qui n’est autre chose qu’une désobéissance intellectuelle au système de la pensée dominante, obéit à la nécessité d’interroger par le cinémascope non pas uniquement l’insatisfaction et le profond dégout par rapport à ce que les images en général contiennent, mais surtout par rapport à ce qu’elles cachent, taisent et relèguent au hors-cadre. C’est à ce titre que Godard confirme et inaugure le noyau du problème qui va nourrir toute son œuvre jusqu’au très élégiaque Film Socialisme : à quoi servent les images ? D’où viennent-elles et surtout à qui s’adressent-elles? Pour Godard, l’image prise isolément n’n’engage aucun enjeu ni historique, ni intellectuel ni social. Depuis Le mépris, il ne cessera d’interroger l’image en tant que telle et le geste même de la représentation ; donc, en un certain sens, la responsabilité des images.
Le mépris s’érige donc en fastueuse initiative contestataire puisqu’il revendique, dans chacune de ses images, les carences et insuffisances du cinéma. En d’autres termes, Godard déploie un monumental poème visuel, un geste politique hanté par les fondements de la tragédie, où le véritable drame se joue dans l’impossibilité d’injecter dans le champ deux figures ensemble. Un tel principe figuratif et théorique est attesté par la très belle scène où Piccoli et Bardot, éloignés par la largeur démesurée du cinémascope, échangent leurs répliques comme dans un match de tennis filmé en panoramique. Fritz Lang, dans le film, n’hésitera pas à rappeler que le cinémascope n’est utile que pour filmer des serpents et des enterrements ; en tout cas, bien sûr, pas pour filmer l’amour.
Questionner l’inscription figurale dans l’espace, dans l’intégralité de la surface de l’écran, constitue, par ailleurs, l’une des plus fertiles problématiques Godardiennes : Le mépris annonce, quelque part, la condition d’un cinéaste qui pense l’écran et la composition de celui-ci selon la logique d’un peintre face à sa toile blanche. Comment une image accueille, reçoit, injecte des formes, des lignes, des couleurs et des figures en elle ? Telle est la question profondément picturale qui irrigue Le mépris. Comment articuler tous ces éléments qui débordent l’image elle-même ? Tel est le problème ontologique dont Le mépris est issu.
Un tel questionnement va s’étendre sur une structure narrative qui n’hésitera pas à rappeler la crise de la fonction narrative dans un contexte où il est de plus en plus difficile d’imaginer (au sens graphique du terme, « mettre en image ») la transmission d’un grand Récit mythologique et donc fondateur sur l’Homme. En 1963 que reste-il de la grande Épopée de l ‘Esprit qui nous a été léguée par nos ancêtres les Grecs. Comment représenter l’odyssée, et donc les métamorphoses et l’avenir de l’Esprit ?
Le mépris est traversé par les ruines de ce grand Récit qui a fondé l’Homme occidental. Le vrai sujet du film pourrait se résumer et problématiser ainsi : comment les ruines posent leur regard sur notre présent ? Comment sommes nous tourmentés par la fixité d’un passé qui menace de remonter en surface ? (c’est sans doute en cela que Le mépris préfigure secrètement le grand cimetière des images qui va être mis en mouvement dans les Histoire(s) du cinéma) L’image elle-même va donc, dans le film, se charger de prendre à bras le corps l’interrogation des possibilités de la représentation. En un certain sens, le cinémascope, encore lui, porte dans ses paramètres constitutifs l’ambition Icarienne qui consiste à décrire l’ensemble du monde enfin de s’en emparer. Godard, très logiquement, va récuser une telle prétention en châtiant ses personnages ; animés par le projet artistique (et impossible) de reproduire en images une fiction homérique, ils vont être très justement condamnés au désastre, à la dissolution radicale de l’amour et bien entendu à la mort. Non, le cinéma est naturellement incapable de décrire le monde puisqu’il n’y a rien de plus irreprésentable que le Réel (fictionnalisé ou pas, peu importe) ; le cinéma, selon Le mépris et d’après un Godard qui ne s’arrêtera jamais de l’affirmer, ne peut rendre visible et compréhensible qu’un fragment du monde mis en rapport avec un autre. Le cinémascope du Mépris nous rappelle qu’une telle technique ne fait qu’empêcher l’articulation des images puisqu’il a pour nature le principe d’agencer en une seule et unique image très large, presque infinie, un complexe de fragments.
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