Les bas qui glissent, un rasoir qui scintille, des mains gantées qui possèdent. Le Giallo tient son nom des séries noires italiennes à la couverture jaune, il naît au cinéma en Italie en 1963 avec Mario Bava dans La fille qui en savait trop, belle fantaisie policière où une jeune femme américaine se retrouve à Rome et imagine une série de meurtres particulièrement sanglants. Le Giallo est une forme purement descriptive, les enquêtes policières sont souvent peu intéressantes ou décevantes car on ne s’intéresse ni au mobile, ni au motif. Ce qui importe, c’est la construction opératique des meurtres, l’esthétique des images, le lyrisme du fantasme. Si cette veine s’essouffle peu à peu au fil des années, le duo franco-belge Hélène Cattet et Bruno Forzani nous éblouiront avec Amer en 2009, long métrage intense et sensitif faisant échos au Giallo. Les amateurs du genre les proclamaient déjà comme les nouveaux Argento et c’est une excitation déconcertante qui régnait dans la salle le soir de la projection de leur nouveau long-métrage, L’étrange couleur des larmes de ton corps. Un mot s’impose à nous rien qu’au reflet de ces mots : beauté. Sublime alliance de voyelles qui rappelle aisément les premiers titres des films d’Argento tel que l’Oiseau au plumage de cristal ou Quatre mouches de velours gris. Annonciation prémonitoire d’une sensualité imagée. Cependant, la séduction s’avérera beaucoup plus brutale et abrupte. Le bas ne glisse pas, on l’arrache. Et nous sommes malmenés jusqu’à l’épuisement. Le sang devient indigeste. L’air nous manque, et l’extase devient acide.
Profondément expérimental, L’étrange couleur des larmes de ton corps est dénué de narration formelle et quasiment dépourvu de dialogues. Et si une esquisse d’intrigue est évoquée au début –un homme qui arrive à l’aéroport (référence évidente à Suspiria), rentre chez lui et s’aperçoit avec stupeur que sa femme a disparu – elle est vite éclipsée par les images empiriques qui se superposent et se mêlent dans un sens qui se veut abstrait. Nous assistons à une compilation de courts métrages expérimentaux qui s’imbriquent les uns dans les autres. Compilation de mise à morts sensuelles et visuellement brutales. Compilation saccadée avec un montage hyper fragmenté qui se rapproche d’Eisenstein. Si Dario Argento nous lacérait en douceur, ici nous sommes martelés à coup de bravoures visuelles avec la recherche d’une image violente, choquante, agressive, atroce mais surtout éprouvante. On pouvait se perdre dans la contemplation picturale chez Argento, prendre le temps d’observer la beauté du sang qui s’écoule, les mouvements lents de la caméra survolant des corps dépossédés d’âme, vidés tel des poupées désarticulées. Ici, nous sommes agressés visuellement. C’est une épreuve pour nos sens. Le film cherche l’extase visuelle et sensorielle. L’expérimentation est poussée à son paroxysme et nous fait vaciller dangereusement. Certains réussiront à s’accrocher et se perdre dans ce néant de beauté. D’autres s’en trouveront épuisés, voyant leurs sens brutalisés jusqu’à l’écœurement. Ainsi la salle se vide, tandis que d’autres respirent. Ce n’est pas tant les personnages qui nous marquent, mais uniquement les images. Leur sens n’ont pas véritablement d’importance, elle ne sont pas faîtes pour être comprises mais pour être absorbées jusqu’à la nausée.
Les références ne sont pas occultées et on se rappelle avec nostalgie d’Inferno, devant cette bâtisse baroque majestueuse et labyrinthique. L’immeuble est mystique et vivant, il respire, il jouit, il tue. On en décèle de nouveaux recoins, on s’y perd. Des couloirs apparaissent, tout est lié sans vraiment l’être. Les époques sont contradictoires, ainsi nous trouvons un téléphone des années 70 et des ascenseurs modernes, rien ne parait réel et cela nous désoriente. Les réalisateurs ne nous permettent jamais de nous installer, ni même de souffler. Les sons se mêlent pour former une symphonie de bruit et de fureur. L’angoisse éclot des arpèges favorisant le tourment. La musique se révèle meurtrière pour nos esprits, elle nous exécute de sa violence, de sa démence. Nous avons également le droit aux ralentis, à l’alternance entre le noir et blanc et la couleur, à l’utilisation de la photographie, de la pellicule, à des stop-motions. Nous sommes soumis à un trip sous LSD. Mais comme toute drogue, les réactions varient et si certains se sentent planer, d’autre se sentent plonger.
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