Le cinéma de Ken Loach est atteint d’une réelle et problématique contradiction : il s’est continuellement, obsessionnellement, attaché à dénoncer l’abus du pouvoir sur la classe ouvrière en reproduisant, à travers ses mises en scènes, exactement les mêmes règles et codes instrumentalisés par l’ennemi qu’il conteste.
Ses fictions politiques déplient une diégèse narrative sans doute efficace car révoltante mais qui s’insère dans la logique de la divulgation, de la mauvaise pédagogie, dans les formes de la transparence. L’identification vis-à-vis des victimes s’impose mais la réalité que les films décrivent se plie aux normes aristotéliques. Ce type de dramaturgie ne peut durer que le temps du film puisque le spectateur, atteint d’une catharsis toujours volatile, est amené en sortant de la salle à oublier (ou du moins relativiser) le message réel véhiculé par le film. La dramaturgie reste un outil de divertissement, cela va sans dire.
Ses documentaires politiques obéissent à ce même mode de création puisqu’ils reproduisent un modèle standardisé, un registre qui se rattache à l’ordre de la pédagogie plutôt qu’à celui de la dénonciation effective.
Les dockers de Liverpool (1997) dessine le fonctionnement d’un système politique dominant voué à faire littéralement disparaître une classe ouvrière. L’Esprit de 45 (2013) retrace l’histoire la classe ouvrière au Royaume Uni, l’évolution des travaillistes ainsi que leur l’écrasement par les partis conservateurs. Ces deux documentaires s’articulent autour de l’idéologie formelle décrite à l’instant : ils abordent leur sujets sur un terrain parfaitement identifiable où les entretiens se composent selon un dispositif éminemment télévisuel. Impossible donc de voir ce qui se passe au-delà de l’image elle-même, bornée à sa plus simple fonction illustrative et univoque. Ils se donnent comme des documentaires de type historique, puisqu’ils retracent chronologiquement (et parfois démagogiquement) deux contextes sociaux très particuliers.
Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que le cinéma de Ken Loach s’intéresse à des réalités connues par tous. Bien au contraire, il est très souvent question de problèmes injustement sous-traités par le cinéma conventionnel. Il s’agit plutôt de réagir face à son cinéma lui-même, animé par un didactisme ambigu qui nous pousse à établir deux constats : 1) Les deux sujets traités par les documentaires dont il est ici question n’engagent pas effectivement l’indignation du spectateur mais sont principalement destinés à la réaffirmation et à la solidarité des convaincus, de ceux qui connaissent déjà de près cette réalité. 2) Ils servent aussi, et de manière hautement problématique, à libérer la mauvaise conscience du spectateur tiède et de ceux qui ignoraient de telles réalités.
Aussi bien Les dockers de Liverpool que L’Esprit de 45, au-delà de l’indéniable intérêt historique qu’ils suscitent, s’adressent à un public généralement apolitisé. La faible inventivité formelle de Loach, son excès de neutralité, empêche une réelle prise de position par rapport à la réalité qu’il aborde. Ce qui veut dire fondamentalement que Loach, malgré l’inégalable politisation qui le caractérise, évacue la possibilité de secouer les consciences passives. En somme, le cinéaste anglais envisage le médium cinéma plus comme une plateforme de divulgation et de transmission que comme un instrument capable de faire « politiquement des films » (comme disait l’autre).
« L’esprit de 45 » et « Les dockers de Liverpool », disponible (dvd/ France Inter/ Why Not Prod)
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