Le chaman de Winnipeg nous revient avec La Chambre interdite, vertigineuse malle aux trésors cinématographiques oubliés. Se plonger dans le nouveau film de Maddin est sûrement l’une des expériences les plus déroutantes et stimulantes de l’année. A l’occasion de sa venue à Paris, rencontre avec le réalisateur du film le plus barré de 2015.
Versatile Mag : Comment s’est passée la connexion entre l’événement Spiritisme à Beaubourg en 2012 et La Chambre interdite ?
Guy Maddin : Nous avons tournés pendant 18 jours à Beaubourg, un film différent chaque jour. Tous des films courts. A chaque fois, il s’agissait pour moi d’essayer d’être le cinéaste-spirite (spirit photographer) qui fait revenir les esprits malheureux de ces films perdus, égarés dans le noir, le vide, inaptes à se montrer au public. J’invitais les esprits à venir prendre possession des acteurs, les envoûter de manière à leur faire jouer ces histoires oubliées. J’opérais juste le rôle du spirit photographer qui enregistre. Parmi les films égarés, il y avait par exemple un Mikio Naruse, La Force d’une moustache, un film chinois, Les Femmes Squelettes, un film de vampire philippin, ou encore un film de sexploitation américain : Comment prendre un bain. Une partie fut tournée à Paris puis nous avons tourné trois autres semaines à Montréal. Je pense qu’il y avait en tout 36 films perdus différents, mais à l’origine il devait y en avoir plus de 100. Puis nous avons eu de la malchance avec la production, et nous n’avions plus d’argent. Mais quelque part, j’étais soulagé. Parce que sinon, je serais encore en train de tourner en ce moment. Ça pourrait continuer jusqu’à la fin de ma vie. Il y a environ 7 fragments de 17 films dans La Chambre interdite. Nous avons commencé, avec Evan Johnson, par lire des manuels de scénario , dont le célèbre ouvrage de Robert McKee, mais nous empruntions surtout les idées de structures à Raymond Roussel, qui incluait une histoire dans une histoire dans une histoire, etc. Toutes les histoires parlent malgré tout presque de la même chose, même si les protagonistes changent.
A quel point le film était-il écrit et préparé ?
Je n’ai jamais été très partisan de l’improvisation. Les acteurs, en général, ne se sentent pas très libres pour cet exercice. Mais nous avons tourné dans une telle urgence… Certains acteurs, notamment à Montréal, arrivaient sans connaître leurs répliques et apprenaient au jour le jour. Il est apparu que le principal, c’était de jouer et de s’amuser. A la fin de chaque jour nous arrivions toujours avec un court de 15 à 20 minutes, c’était déjà très bien.
Le montage se faisait-il au fur et à mesure, ou bien plus tard ?
Non, bien plus tard. A vrai dire, on peut dire que le montage continue encore maintenant après que le film sorte. Nous avions par exemple tourné un court intitulé La fille aveugle, avec Victoire Du Bois, Mathieu Demy et Jean-François Stévenin, et que nous ne montons que maintenant.
Comment avez-vous pris connaissance de l’existence de tous ces films perdus ?
En tant que cinéaste, j’ai entendu parler de beaucoup de ces films au fil des années. Parmi les cas les plus connus, il y a London After Midnight, l’ultime Tod Browning, The Mountain Eagle, le tout premier Hitchcock. La BFI à Londres rêve de retrouver ces films, et ils en sont venus à me proposer des les tourner. Mais ça aurait été trop de ne faire qu’un seul long-métrage. Cela coûte bien moins cher, en fait, de tourner tout un lot de courts-métrages. Sinon, les décors auraient été trop lourds, surtout pour The Mountain Eagle.
Les décors sont déjà très nombreux dans La Chambre interdite.
Oui, et tout avait lieu en public.
Même la séquence de la caverne ?
Oui, la caverne était minuscule, avec très peu de profondeur. Nous avons fait des stalactites en papier mâcher, et avons utilisé une rétroprojection. Avec juste la place pour les corps à terre.
C’est un motif qu’on associe facilement au cinéma à cause de Platon et de ses ombres projetés. Par ailleurs, des historiens affirment que le chamanisme se pratiquait dans les grottes préhistoriques.
En effet. Tout cela n’était pas conscient, mais j’ai toujours été attiré par les grottes. A chaque fois qu’il y a une grotte dans la littérature, cela me plait et me marque. J’ai repensé à celle qui apparaît dans une nouvelle allemande du XIXe siècle, Die Judenbuche (d’Anette von Droste-Hülshoff, ndr). Cela se passe dans une forêt avec des bûcherons. Il me semblait qu’il y était question d’une grotte, mais en relisant l’histoire, impossible de retrouver le passage. En tout cas, j’ai en quelque sorte adapté cette nouvelle, du moins ce dont je me rappelle. En tout cas, les cavernes sont fascinantes, un peu comme les sous-marins…
On peut penser à Jules Verne…
Oui, et c’est amusant car je ne pensais pas du tout à Jules Verne en faisant le film. Mais depuis, j’ai lu plein de ses livres, après avoir réalisé La Chambre interdite. Mais en fait, alors même qu’il sort en salles, le film n’est pas réellement terminé, le montage continue encore. À vrai dire, ce que nous montons en ce moment se destine au site internet. Tous les courts réalisés interagiront avec les autres, formant un nouveau film différent de la version salles. Cela devrait se finaliser en avril, et cela s’appellera Séances.
Vous avez co-réalisé avec Evan Johnson.
Eh bien, Evan est à mes côtés tout le temps. Il était mon étudiant à dix-huit ans, quand j’enseignais l’histoire du cinéma. Je l’aime beaucoup et je l’ai engagé pour devenir mon assistant, pour des trucs pas compliqués mais qu’il faut bien faire, comme lire le courrier pendant que je suis en Europe. Il s’est montré très méritant. Avec lui, nous nous sommes mis à rechercher ensemble des films perdus, et nous en avons trouvé des tonnes. Puis il a vite eu des idées riches et j’ai décidé de le nommer co-réalisateur. Il n’a jamais vraiment dirigé les acteurs, mais c’est un cinéaste tout autant que moi. De la même manière que peut l’être un monteur.
Le casting implique beaucoup de gens connus. Comment se sont-ils impliqués ? A l’origine, vous aviez plutôt pensé pratiquer un casting sauvage via Facebook.
Je pensais que je devrais opérer ainsi. Mais mon producteur français a engagé un directeur de casting très intelligent, qui est prêt à s’engager sur ce genre d’aventure folle. Finalement, nous n’avons fait perdre de temps à personne. Nous avons rencontré chacun pour un café et tous se sont engagés, personne ne nous a laissé tomber. Et c’est comme ça que vous avez des gens très différents qui se trouvent réunis sur une même séquence.
Tous vos films ont de fortes références à un cinéma ancien, notamment les années 20 et le muet.
Oui, c’est étrange. Pourtant je n’y suis pas forcément attaché, je regardais peu de muet avant de me mettre à réaliser. Mais en regardant mes premiers travaux, cela m’évoquait l’expressionnisme allemand. Alors je me suis mis à en regarder plus. En fait, ce qui est excitant c’est que vous pouvez faire tout ce que vous voulez en tant que cinéaste, utiliser un style nouveau ou ancien. La Chambre interdite est ainsi entièrement tourné en numérique. Et la structure me paraît moderne. C’est un étrange mélange d’ancien et de nouveau. Le cinéma n’a que 120 ans. Même en remontant à l’origine, on ne va pas très loin, comparé aux autres arts. Tout le monde connaît les films et donc chacun a pu voir le XXe siècle grâce au cinéma et sait à quoi pouvaient ressembler les années 50, 60, etc. Nous avons même des images d’une femme française, née en 1791, qui vécut sous Napoléon et qu’on voit chez les frères Lumière. Le cinéma a cette force-là. Tout y est vrai. Mais cependant, et malgré tout, dès que c’est à l’écran, c’est transformé en fiction. Ainsi quand j’ai fait Winnipeg mon amour, très autobiographique, les gens me disaient que la réalité de Winnipeg n’était pas vraiment comme dans le film. Mais les faits m’importent peu. Je n’ai pas de culpabilité quant au fait de mentir. Mes mensonges révèlent quelque chose de moi. Ils sont une façon d’atteindre une vérité plus profonde. Werner Herzog serait sûrement d’accord avec moi. C’est un merveilleux menteur, je l’envie.
Entretien réalisé à Paris 26 novembre 2015